Entretien avec Jacques Roubaud : « La poésie permet d’atteindre à autre chose qu’à l’impossible du monde »

Version intégrale de la rencontre avec Jacques Roubaud, publié dans le cahier Livres & Idées du quotidien La Croix le 14 janvier 2010.

Poète, écrivain, mathématicien, animateur de l’Oulipo, Jacques Roubaud publie l’intégrale (provisoire) de son autobiographie littéraire. L’occasion d’une visite sur ses terres de poésie, peuplée des formes fixes, d’Occident et d’ailleurs.

Il soupèse et ausculte l’ouvrage sur la table. Un imposant recueil tout frais sorti de l’imprimerie : le grand incendie de londres. Son incendie. Fait des douleurs d’une vie, de ses passions, et d’une joie communicative (voir ci-contre). Sans attendre, il se jette à la fin du volume pour en vérifier… la pagination. Car Jacques Roubaud a pris soin d’écrire une postface inédite dans l’unique but d’arriver à la page 2009, millésime de l’édition. Les nombres, toujours présents pour ce poète-mathématicien qui n’a cessé de favoriser leur alliage avec les mots au long de son parcours en poésie. Au début des années soixante, l’exemple de la poésie surréaliste domine encore. « Cette poésie là, si vous êtes en admiration devant elle, c’est une impasse qui vous conduit à faire des choses médiocres. On imite mal. » Il décide donc de trouver une sortie et redécouvre le sonnet, l’une des formes fixes les plus classiques de la poésie française : quatorze vers, deux quatrains, deux tercets. « Quelque chose qui était évidemment détestable pour les surréalistes, le plus éloigné d’eux possible ! Ça avait aussi un autre avantage : l’idée d’une forme contrainte représentait pour moi une option séduisante. Car lorsqu’on est mathématicien et que l’on écrit de la poésie (chose extrêmement rare) de deux choses l’une : ou abandonner toute règle, ou utiliser la chose serrée, fixe, comme une sorte de refuge. » Face aux cris éphémères de son époque, il y trouve une vitalité capable tout à la fois de résister et d’inclure la force du temps. « Paradoxalement, le sonnet a évolué de manière importante à chaque fois qu’il est passé d’une langue à l’autre. Il a toujours trouvé une manière de réapparaître et a survécu, dans la tradition française, à quelque chose qui aurait dû le ruiner : l’abandon du compte et de la rime. »

Roubaud en lit, beaucoup. Plus de cent cinquante mille. Claudel, Rimbaud, Cros… Pour prendre modèle et pour prendre date. Car, héritier actif, il ne renonce jamais à être fondateur « Mais mon imagination ayant été dans l’impossibilité de créer une forme entièrement nouvelle, j’ai préféré varier sur les formes existantes et aller au-delà. C’est la démarche mathématique. On pose les hypothèses les plus simples possibles et on en tire des conclusions qui débordent finalement celles que l’on avait pu faire avant de revenir à la base. On crée une liberté lente, pas si éloigné de la rigueur.» Poésie et mathématiques. Une conjoncture fructueuse qu’il partagera avec Raymond Queneau. L’écrivain est également éditeur chez Gallimard. « Il s’intéressait beaucoup à la Mathématique. Je me suis dit : si quelqu’un peut comprendre la bizarrerie de ce que je fais, c’est lui !“ Je lui ai donc envoyé mon premier manuscrit et ça a été favorable. » Le livre « E », sera publié en 1967 et, dès 1966, Queneau lui propose d’intégrer l’Oulipo, l’Ouvroir de Littérature potentiel fondé avec François Le Lionnais, rassemblement d’écrivains destiné à accueillir les littératures à forme contrainte. « L’Oulipo a posé le garde-fou de la contrainte, qui vous empêche de faire n’importe quoi. Je n’ai jamais été pour tout casser. On peut aller très loin en variant beaucoup mais sans tout mettre en morceaux. » Au risque d’enfermer la poésie et, au final, de l’appauvrir ? Pas du tout. « Queneau a dit une chose très importante « Il n’y a plus de règles depuis qu’elles ont survécu à la valeur.“ À partir du moment où toutes les règles poétiques ont étés cassées, avec le vers libre par exemple, le poème n’est plus une valeur sûre : Si vous écrivez en alexandrins, vous n’êtes aujourd’hui plus sûr que cela va être reçu comme quelque chose de valable. » Alors que faire ? « Faire autrement, pas de réaction mais une substitution à la tradition classique. » Quitte, parfois, à aller voir ailleurs.

Au Japon par exemple, l’autre terre poétique de Roubaud. Ici encore, les nombres se trouvent sur le chemin. « J’admirais beaucoup un mathématicien, Claude Chevalley, et je voulais travailler avec lui. On m’avait dit qu’il avait découvert le jeu de Go au Japon mais qu’il ne trouvait pas de joueur en France. Et l’on m’avait prévenu : “- Il a un jeu de Go dans son bureau, si tu ne sais pas ce que c’est, c’est fichu !“ Je me suis donc mis à jouer pour pouvoir travailler avec lui, ce qui est arrivé ! Puis je me suis intéressé à ce qu’il y avait autour du Go. Dans le commentaire des parties, des poèmes anciens étaient souvent cités. J’ai trouvé ça très étonnant. Je me suis lancé. » Il n’apprend pas la langue, mais apprivoise le lexique réduit, à peine 400 mots, de cette poésie classique et se passionne pour le renga. Une forme plus ancienne et plus longue que le haïku, fruit d’un travail d’écriture collective aboutissant à une chaîne de poèmes très codifiée. Une tradition en mouvement, qui transcende le simple moment de la composition. « Les poètes de la grande époque de la poésie Japonaise classique, du XI ème au XII ème siècle, ne détestent rien de plus que d’être qualifiés d’originaux. Quand ils le sont, ils essayent de le cacher en reprenant les syllabes des poèmes précédents et les réorganisent, en apportant juste leur touche. Une manière d’inscrire leur nouvelle composition à toute une ligne antérieure. C’est ce qu’ils appellent une variation allusive. »

Point commun entre tous ces poètes, tous ont fait le choix d’un « style ». Un mélange thématique et formel aux dénominations étranges, comme, par exemple le Mono no aware, « le sentiment des choses ». Le style de prédilection des poètes ermites tel que Kamo no Chōmei que Roubaud apprécie particulièrement. « C’est le style de l’émerveillement de la nature, cette émotion que, chaque année, des millions de japonais éprouvent face à l’éclosion des fleurs de cerisiers. » En 1969, il écrit un recueil en prenant le Mono no aware comme guide. « J’ai livré non pas ma traduction, mais ma version empruntée de 143 poèmes, où je n’ai respecté ni la rime ni la place des vers dans le poème. » Une interprétation nouvelle, réglée pour sublimer ce respect des mots en et au-delà de nous. Une relation qui touche au sacré pour celui qui se revendique agnostique. « Dans la poésie médiévale, il est frappant de voir un balancement constant chez les poètes qui déclarent à un moment qu’il est vain de vouloir faire de la poésie et qu’il vaut mieux suivre la voie de la religion et qui, ensuite, affirment que si la poésie est bien faite, c’est exactement la même chose. »

Un face à face avec la langue qui le pousse à participer à la traduction de la bible Bayard en 2001 : Le livre des Nombres, évidemment, mais aussi, surtout, L’Ecclésiaste « Un livre qui est immédiatement accessible à n’importe qui au monde, croyant ou pas. » Une entreprise prenante mais fascinante. « Durant ce long travail, j’avais, dans l’oreille, l’écho des japonais. Il y a un rapport particulièrement frappant entre la poésie sacrée de L’Ecclésiaste et la poésie de Kamo no Chōmei. Le même type de réaction désespoir / espoir face à la vie, exprimé le plus parfaitement possible pour moi. Dans Qohéleth, on voit bien ce qui va différencier l’agnostique du croyant. C’est le dernier moment où se fait le pas de la croyance, lorsqu’il dit « le monde est épouvantable, que vas-tu faire ? ». Chacun a sa manière de se satisfaire de ce constat lucide. Pour Qohéleth, la réponse est : relie-toi à Dieu. Pour les mathématiciens, l’élément de certitude peut être dans ce travail sur les objets mathématiques. Pour moi, ce n’est pas la religion, c’est la poésie. Quelque chose qui permet d’atteindre à autre chose qu’à l’impossible du monde.» Alors sans plus attendre, il est temps de partir, pour explorer encore. Le lendemain matin, Jacques Roubaud s’envolera au Japon pour de longues vacances, nous laissant en écho un sourire chaleureux.

Stéphane BATAILLON

Repères

1932 : Naissance à Caluire-et-Cuire, dans le Rhône

1958 : Après un doctorat, débute sa carrière de professeur de mathématiques à l’Université de Rennes et Paris-X

1966 : Membre de l’Oulipo, coopté par Raymond Queneau

1967 : E, Gallimard,

1969 : Petit traité invitant à la découverte de l’art subtil du go (avec Pierre Lusson et Georges Perec), Bourgois

1970 : Mono no aware (le sentiment des choses), Gallimard

1983 : Décès de sa femme, Alix Cléo Roubaud

1986 : Quelque chose noir, Gallimard

1989 : Début de la publication du grand incendie de londres

1990 : Thèse sur la forme du sonnet français de Marot à Malherbe, Grand prix national de poésie.

1999 : La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Gallimard.

2009 : le grand incendie de londres, Seuil

Péripéties d’un songe

le grand incendie de londres, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2 064 pp, 39 euros.

La dissolution, Ed. Nous, 544 pp, 42 euros

Cinq livres, cinq « Branches » regroupés dans un épais volume. Plus une dernière partie, La dissolution, publiée il y a un an chez un jeune éditeur. Le « Projet » littéraire de Jacques Roubaud semble donc se terminer. Rien à voir, pourtant, avec ce qui était prévu. Peu après le suicide de son frère, un rêve, en 1961, lui indique qu’il doit se mettre à l’écriture d’un récit gigantesque. Un roman d’une ambition folle. Le titre lui en est même livré « Le Grand Incendie de Londres ». Que doit-on y trouver ? Un ensemble le plus cohérent possible de ses travaux de poésie qui aurait constitué un tout, un grand poème de poème, des mathématiques, et un récit capable de rivaliser avec les grands romans. Pendant vingt-cinq ans, il l’élabore et continue de le rêver. Jusqu’à en écrire enfin un plan détaillé… qu’il jette à la poubelle une fois achevé. Il renonce, définitivement.

Mais un autre drame joue le rôle de déclencheur. Le décès de sa femme, Alix, en 1983. Deux ans plus tard, il substitue à son projet une nouvelle aventure, moins ambitieuse et construite en opposition à ce projet avorté : Il n’y aura pas de plan.

Il en découle un journal protéiforme, écrit au jour le jour, mêlant souvenirs, listes, poèmes, réflexions critiques autour de la poésie, des mathématiques sans oublier un traité sur le croissant parfait. Beaucoup d’anecdotes et de miscellanées aussi, aux intentions très variables, comme la recette précise de la fabrication d’une gelée… allégorie de la composition de la prose : « si la prose est réussie, elle gèle ! » La première partie paraît en 1985, sous le même titre que son roman inachevé, cette fois sans majuscules. Un livre-univers que l’on pourrait croire fou, et peut-être illisible, si une chaleur constante et un esprit ludique n’en étaient les principes. Roubaud, livrant peu de ce qui fait sa vie au delà de ses écrits, cet incendie n’a que l’apparence d’une autobiographie, plus proche des mémoires à la manière médiévale, qui ne retiennent qu’une partie de ce qui s’est passé, celle qui a trait au but que l’auteur s’est fixé de raconter et de transmettre. Bonne idée de l’éditeur, intégrer, entre chaque branche, articles parus sur l’œuvre et entretiens donnés à la presse. Autant d’ouvertures pour replonger ensuite dans ce festin de jeux, d’incessantes découvertes et d’émerveillements. Un pur régal.

S.B.

Le regard et l’absence

Alix Cléo Roubaud, Journal, Seuil, Coll. Fiction & Cie, 240 pp, 26,90 euros.

C’est un journal, intime. Non pas découvert, mais ouvert après la perte de l’être aimé. Celui de la femme de Jacques Roubaud, Alix, photographe partie trois ans à peine après leur mariage, des suites d’un asthme grave porté depuis l’enfance. Elle avait 31 ans. Des mots sortis du temps qui frappent avec la force de paroles nouvelles, auxquelles celui qui reste ne peut pas répliquer. Roubaud décide de le publier une première fois en 1984. Il le réédite aujourd’hui, accompagnés de nombreuses photographies. L’écriture éclaire d’une lumière crue l’intimité d’une femme et d’un couple en construction, à l’inverse de la démarche pudique du grand incendie. « Que nous soyons la chambre noire l’un de l’autre » écrit-elle. Son style a l’exigence nécessaire pour éviter la gène qu’on pourrait éprouver à se trouver si proche. Elle écrit sans espace entre les ponctuations. Pour ne pas avoir à reprendre son souffle, pour économiser les instants d’une vie que, parfois, elle voudrait maîtriser jusqu’à la destruction. Avec Bach en fond sonore et une référence constante au style poétique japonais du Rakki Tai, celui « pour maîtriser les démons ». Celui du deuil et de la mélancolie. Jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la douceur des gouffres. Ça vient de lui. Ou d’elle. Plus si évident.

Des mots violents et durs. La poésie, ici, calme rarement les jours. Mais quelques phrases, qui laissent supposer le bonheur éprouvé. Bonheur, un mot trop coloré pour les beaux clairs-obscurs de ces reproductions. Car le livre vaut aussi pour les photographies. Faites de répétitions, de superpositions, elles nous invitent au ballet d’Eros et de Thanatos dans une danse de regards et d’absences. Des images qui, pour Alix, ne captaient leur souffle de vie qu’au moment du tirage, dans le silence du studio. Savourer cet instant pur là, au moins. « Il me fallait une maladie mortelle,ou répertoriée telle,pour guérir de l’envie de mourir. De la manière la plus oblique,organique,lente,j’ai inventé,en quelque sorte,ma maladie. -et celle dont je guérirai. » Terrible ambiguïté d’une dernière phrase. Photographier pour mettre l’amour à distance, pour mieux le contempler. Ce fameux « amour de loin » si cher aux troubadours.

S.B

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