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Les étincelles de Philippe Jaccottet

La Croix du 5 janvier 2012

Avant son entrée dans la pléiade, le poète majeur d’origine suisse présente les textes qu’il juge les plus représentatifs de son parcours.

Philippe Jaccottet, l’auteur d’ «À la lumière d’hiver » est cette année au programme du baccalauréat, chose rare pour un poète contemporain. Il nous offre aujourd’hui son anthologie personnelle, prélude à un volume de la Bibliothèque de la pléiade en préparation. Il revisite 62 ans d’une poésie aussi discrète que lue et étudiée dans le monde entier. Une poésie qui n’a cessé de suivre le cœur battant du monde au rythme des saisons. Mêlant poèmes, proses et notes de journal, longues suites et formes brèves, ce large choix présente dans sa globalité, et pour la première fois, son parcours de vie et d’écriture. Moins bilan qu’ouverture, la remarquable cohérence de cette œuvre est due au choix initial de toujours se laisser inspirer par l’observation des alentours. De les saisir au plus juste, sans action et sans discours qui viendraient mettre un voile entre le sensible et sa retranscription. En cela, il est plus proche de Bashô, le maître japonais du haïku attentif à chaque frémissement de la nature, que des révolutionnaires tentés de « porter la bure du poète » et clamant leurs vérités avec trop de superbe.

Des poèmes de « L’effraie » publié en 1946 aux proses de « Ce peu de bruit » datant de 2008, c’est la chronique d’un rendez-vous passé avec la lumière qui nous est raconté. Une épiphanie, hors du champ religieux, qui accepte la présence de la mort et de la finitude, alliées objectives pour cerner encore plus nettement les étincelles de joie. « Une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. » Une poussière qui brille d’une lumière singulière : celle de l’hiver, celle de la pleine lune. Moins éblouissante que celle des étés car devant laisser place aux doutes des silences. De la place du poème dans la vie à l’authenticité de nos perceptions, ces doutes transcendent toute l’œuvre de Jaccottet. Comme pour mieux indiquer les berges de la rivière, éviter l’enlisement par des mots superflus. « On voudrait croire que nous sommes tourmentés pour mieux montrer le ciel. Mais le tourment l’emporte sur ces envolées, et la pitié noie tout, brillant d’autant de larmes que la nuit. »

Ces doutes, nombreux, ne prennent pourtant jamais l’avantage. Ils sont comme à court terme. Et ce qui frappe ici est moins l’incertitude que l’usage des mots comme ombre à cette lumière. Moins pour la définir que pour tenter de la rejoindre et de l’apprivoiser, patiemment, dans chaque geste du quotidien. Pour apporter ces mots en partage et faire communion jusqu’à un autre silence. Celui du Mont Ventoux et des paysages de Grignan, lieu de résidence adoré du poète. Celui des arbres, des fleurs et du vent. Jusqu’à un effacement qui serait une victoire. « Si c’était la lumière qui tenait la plume, l’air même qui respirait dans les mots, cela vaudrait mieux. » Un rêve, une proposition qui semble presque tenir. Et si toutes ces pages, notamment dans la prose, ne sont pas indispensables, elles participent toutes à l’équilibre d’une tentative. Une absence de prétention qui ne va pas chercher sa source jusqu’en Extrême-Orient mais dans les plus proches lieux. Aux détours de ces chemins que nous sommes libres d’arpenter. À nos lueurs présentes qui s’intensifieront.

Stéphane Bataillon

L’encre serait de l’ombre, Notes, proses et poèmes choisis par l’auteur 1946-2008, de Philippe Jaccottet, Poésie/Gallimard, 560p., 10 euros

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Les rives poétiques de la Méditerannée

La Croix du 7 avril 2011.

Une nouvelle anthologie des poètes de la Méditerranée parcourt les rives tourmentées d’une mer chargée d’histoire, de larmes et de révoltes.

Les Poètes de la Méditerranée. Anthologie. Préface d’Yves Bonnefoy, édition d’Eglal Errera, « Poésie ». Gallimard-Culturesfrance, 960 p., 12 €.

« D’abord il y eut la mer. » Le premier vers de cette anthologie, du poète grec Titos Patrikios nous entraine dans une odyssée folle : 24 pays, 17 langues et 5 alphabets sont ici conviés pour arpenter les rives de Méditerranée, d’Athènes en Macédoine, et conter les tumultes qui agitent ces eaux. Les voix qui nous parviennent sont celles de 101 poètes qui délivrent leur chant sur près de quatre générations. Près d’un millier de pages, où se croisent les vers de Kiki Dimoula, d’Abdellatif Laabi, d’Andrée Chedid, d’Ismail Kadaré et de tant d’autres, trop peu connus, trop peu traduits.

Non pas une, mais des poésies, que seule la mer d’origine peut maintenir ensemble. Car plus le voyage avance, au fil des poèmes, plus on en vient à l’évidence : rien, ici, qui désire s’unifier dans une même langue. « j’ai eu du mal à préserver ma langue / parmi celles qui viennent l’engloutir » poursuit Patrikios. C’est donc une anthologie multilingue qui nous est proposée pour respecter ce choix avec, pour chaque texte, la version originale et sa traduction en face à face. Une initiative qui permet de percevoir la multiplicité. Une culture des différences, seule capable d’éviter à l’homme les renoncements à son identité face au poids quasi-permanent d’un exil, subi ou possible. D’un déracinement que l’on tente de soulager par les rencontres sur le chemin. « J’ai traversé de nombreux déserts » raconte l’israélien Haviva Pedaya « (…) Maintenant, je me sens dans ma patrie / Car j’ai soudain compris combien cette terre bouge / et combien son tremblement est inconfortable (…) ». L’illusion d’un lieu où se poser, où trouver l’autre qui attend, tel l’italien Milo de Angelis : « Nous entendîmes la pluie et ceux/ qui revenaient : toute chose / dans le calme de parler, puis la montagne, un instant, tous les / morts que même ton exil / ne pourra distinguer. » Échanger avec cet autre, pour convenir ensemble de l’illusion d’une place qui serait assurée.

Dans une relation électrique et passionnée entre l’individu et les peuples, ces poèmes font surgir une tension qui oppose aux discours sur une improbable « Europe de la Méditerranée » l’urgence de vivre avec et dans ces lieux. Jusqu’à la liberté, toujours à conquérir, à l’ombre d’un soleil qui tente trop d’éblouir pour cacher la misère. « Notre village est une vieille aux dents arrachées par le pain » avance l’égyptien Mohammed Afifi Matar.

Une tristesse ? Non. Plutôt l’usage d’une solitude et une mélancolie nécessaire pour supporter et finalement accepter cette norme d’exil. Pour endosser ensuite une promesse formidable. Celle que des hommes pourraient se soulever, par la magie des mots et la force des langues. Pour parler assez fort de la vie qui entoure. « Je connais le bruit du fer / Le bruit du verrou que l’on tire, de la porte qu’on pousse / Le bruit cruel de ce qui entrave mains et épaules » témoigne la poète et avocate turque Gulten Akin. « Il est mort / Aucune goutte de pluie ne s’est attristée / Aucun visage humaine ne s’est assombri / La lune n’a pas survolé sa tombe de nuit » poursuit le libyen Mohammed al-Faytouri. Mais il ajoute : « le peuple s’est réveillé / et a traversé le champ des roses au crépuscule / comme un ouragan (…) »

Espagne, Grèce, Tunisie, Égypte, Libye… Il est frappant de lire, dans ces mois où les peuples se manifestent, comme tous ces poèmes portent en germe, en avant, les évènements du monde. Où bien peut être est-ce nous qui traduisons ces mots en troublantes résonances. C’est ce qui rend cette croisière fascinante et fait penser que cet ouvrage important, discrètement publié sous forme d’un livre de poche (dans la certes prestigieuse collection Poésie/Gallimard ) arrive au bon moment : celui où le monde bascule et où, comme le dit Yves Bonnefoy dans sa préface, la poésie garde ces lieux « avec elle, en elle, à combattre, à espérer. »

Stéphane Bataillon

INTERVIEW : Maïté Vallès-Bled, Directrice du Festival de poésie Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée à Sète

Qu’est-ce que le festival Voix Vives ?
C’est la 14ème édition d’un festival de poésie qui a lieu depuis l’année dernière à Sète. Ce festival est une immense plate-forme de rencontres où la parole circule librement. La présence simultanée de plus de 100 poètes, venus de toute la Méditerranée, crée des passerelles infinies au fil des 400 événements du festival (concerts, lectures, débats…). Cet été, il aura lieu du 22 au 30 juillet.

Pourquoi un festival consacré à la poésie méditerranéenne ?
Il n’y a pas une mais des poésies méditerranéennes, contemporaines. Elles sont intimement liées à des lieux, à des histoires riches, qui procure à la parole poétique une ouverture immense sur des pensées et des écritures très diverses. Nous avons créé ce festival pour donner de l’espace à la poésie. Elle en a tellement peu dans le monde actuel, alors qu’elle est essentielle, au cœur du bouillonnement de la vie, mais aussi dans l’intimité de la rencontre.

Quelle est la particularité de cette manifestation ?
C’est un festival militant de la poésie, qui installe la poésie dans les lieux du quotidien : dans les rue et les commerces de cette ville chère à Georges Brassens. La présence des poètes qui lisent eux-mêmes leur textes font entendre des voix sur lesquelles personne ne s’arrêterait dans un théâtre ou une salle fermée. Pour organiser tout cela, nous travaillons avec une équipe composé de permanents, des poètes et de plus de 60 bénévoles locaux qui se mobilisent dans toute la ville pour apporter cette poésie et créer les condition du partage, où tout peut se dire. Ces échanges avec le public, avec les artistes, dans une ambiance où tout se passe dans la douceur, où les sourires flottent sur les visages, sous le soleil, provoque quelque chose de magique.

Quel bilan tirer de la dernière édition ?
Avec plus de 32 000 visiteurs l’année dernière, l’une des réussites du festival est d’être capable de fédérer des amateurs, mais aussi beaucoup de gens qui n’ont jamais ouvert un livre de poésie, qui vienne flâner, curieux, dans les rues du quartier des pêcheurs dans lequel est installée la manifestation. Un quartier très populaire dans lequel s’ouvre depuis quelques années des ateliers d’artistes en phase avec le projet.

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Quartier de résisitance

La Croix le 16 décembre 2010

Poursuivant sa série littéraire sur les quartiers imaginaires d’une terre d’écrivains, le Portugais Gonçalo M. Tavares s’intéresse à Bertolt Brecht

C’est l’aventure d’un homme qui a décidé, seul, de construire toute une ville. Une ville faite de mots, avec ses ruelles, ses places et ses refuges. C’est l’aventure de Gonçalo M. Tavares qui, depuis 2002, publie au Portugal sa série « O Bairro » (Le Quartier), avec un succès croissant. Des petits livres qui tracent, parution après parution, la carte de cette nouvelle terre et rassemblent plusieurs dizaines de fictions courtes et drôles, dépassant rarement la page. Chaque ouvrage porte le nom d’un des habitants de ce lieu improbable : Monsieur Brecht, Monsieur Calvino ou Monsieur Valéry. Des noms de grands créateurs, exclusivement. Ceux que Gonçalo M. Tavares admire. Ceux qu’il a suivis jusqu’à se perdre dans le dédale de leurs œuvres et qu’il invite ici en retour, en hommage.

Aïe ! Tout cela fleure la résidence protégée pour gens de lettres, le symposium pour esthètes, le tout petit monde. Et le lecteur dans tout ça ? Le lecteur, il jubile ! Car inutile de connaître ces illustres pour plonger avec délice dans le Bairro. Les auteurs sont ici pour retourner le monde. À l’entrée du village, sur la page de garde de chaque livre, un unique avertissement : « Comme le village d’Astérix : « o bairro », un lieu où l’on tente de résister à l’entrée de la barbarie. » Une résistance minuscule avec l’ironie comme arme principale, mais sans cynisme. Juste en constatant l’absurdité du monde et en en poussant à bout la logique. Comme l’enfant et ses « pourquoi ». Ainsi une des micro-fictions, intitulée Esthétique. « Une femme trop grosse qui voulait perdre du poids se présenta chez son médecin et lui dit : – Coupez-moi une jambe. »

Comment définir ces textes, n’appartenant à aucun genre ? Des fables ? Des petits contes noirs ? Ou plutôt des légendes de dessins d’humour qui se suffiraient à elles-mêmes. On pense à Sempé, à l’absurde de Roland Topor, au non-sens de Lewis Caroll et à la fausse désinvolture d’un Monsieur Hulot. Ils pourraient d’ailleurs tous être partie prenante de cette révolution s’ils n’étaient hors les murs, hors les mots du Bairro. Pas comme les poètes, peuplant l’intérieur de l’enceinte : « Les poètes, formant une file considérable qui tournait déjà le coin de la rue, profitaient de ce temps d’attente pour remplir soigneusement le formulaire. » Dans ce Quartier, chacun ruse, chacun contourne, invente ses stratagèmes pour déjouer les pièges d’une raison implacable et déshumanisante.

Traduits avec flegme et malice par Dominique Nédellec, quatre épisodes sont déjà sortis en France et l’on attend avec impatience de suivre les aventures d’autres messieurs : Breton, Pirandello ou Duchamp, au rythme effréné d’un à deux titres par an. Car pour Gonçalo M. Tavares, pas question de s’arrêter, pas d’« Hésitation » : « L’homme, au beau milieu de l’escalier, hésitait depuis plusieurs jours entre monter et descendre. Les années passaient et l’homme continuait d’hésiter : je monte ou je descends ? Jusqu’au jour où l’escalier s’effondra. »

Projet voué à l’échec ? Pas sûr. Depuis quelques mois, 300 étudiants en architecture imaginent et construisent, depuis leur université de Lisbonne, la maquette du Quartier. Alors, on se met à rêver. À se dire que ces histoires ramassées, pressées comme le temps, ne sont pas si futiles. Qu’elles visent à démasquer l’imposture des faux rois. Que juste après le rire, il y a l’écho cruel de notre propre monde. Et que cet humour-là peut être la dernière chance d’amorcer un sursaut, de rétablir un lieu avant le no man’s land. Et si nous avions pris, sans même le savoir, le chemin du Bairro ?

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Jacques Roubaud : « la poésie permet d’atteindre à autre chose qu’à l’impossible du monde.»

La Croix le 14 janvier 2010.

Poète, écrivain, mathématicien, animateur de l’Oulipo, Jacques Roubaud publie l’intégrale (provisoire) de son autobiographie littéraire. L’occasion d’une visite sur ses terres de poésie, peuplée des formes fixes, d’Occident et d’ailleurs.

Il soupèse et ausculte l’ouvrage sur la table. Un imposant recueil tout frais sorti de l’imprimerie : le grand incendie de londres. Son incendie. Fait des douleurs d’une vie, de ses passions, et d’une joie communicative (voir ci-contre). Sans attendre, il se jette à la fin du volume pour en vérifier… la pagination. Car Jacques Roubaud a pris soin d’écrire une postface inédite dans l’unique but d’arriver à la page 2009, millésime de l’édition. Les nombres, toujours présents pour ce poète-mathématicien qui n’a cessé de favoriser leur alliage avec les mots au long de son parcours en poésie. Au début des années soixante, l’exemple de la poésie surréaliste domine encore. « Cette poésie là, si vous êtes en admiration devant elle, c’est une impasse qui vous conduit à faire des choses médiocres. On imite mal. » Il décide donc de trouver une sortie et redécouvre le sonnet, l’une des formes fixes les plus classiques de la poésie française : quatorze vers, deux quatrains, deux tercets. « Quelque chose qui était évidemment détestable pour les surréalistes, le plus éloigné d’eux possible ! Ça avait aussi un autre avantage : l’idée d’une forme contrainte représentait pour moi une option séduisante. Car lorsqu’on est mathématicien et que l’on écrit de la poésie (chose extrêmement rare) de deux choses l’une : ou abandonner toute règle, ou utiliser la chose serrée, fixe, comme une sorte de refuge. » Face aux cris éphémères de son époque, il y trouve une vitalité capable tout à la fois de résister et d’inclure la force du temps. « Paradoxalement, le sonnet a évolué de manière importante à chaque fois qu’il est passé d’une langue à l’autre. Il a toujours trouvé une manière de réapparaître et a survécu, dans la tradition française, à quelque chose qui aurait dû le ruiner : l’abandon du compte et de la rime. »

Roubaud en lit, beaucoup. Plus de cent cinquante mille. Claudel, Rimbaud, Cros… Pour prendre modèle et pour prendre date. Car, héritier actif, il ne renonce jamais à être fondateur « Mais mon imagination ayant été dans l’impossibilité de créer une forme entièrement nouvelle, j’ai préféré varier sur les formes existantes et aller au-delà. C’est la démarche mathématique. On pose les hypothèses les plus simples possibles et on en tire des conclusions qui débordent finalement celles que l’on avait pu faire avant de revenir à la base. On crée une liberté lente, pas si éloigné de la rigueur.» Poésie et mathématiques. Une conjoncture fructueuse qu’il partagera avec Raymond Queneau. L’écrivain est également éditeur chez Gallimard. « Il s’intéressait beaucoup à la Mathématique. Je me suis dit : si quelqu’un peut comprendre la bizarrerie de ce que je fais, c’est lui !“ Je lui ai donc envoyé mon premier manuscrit et ça a été favorable. » Le livre « E », sera publié en 1967 et, dès 1966, Queneau lui propose d’intégrer l’Oulipo, l’Ouvroir de Littérature potentiel fondé avec François Le Lionnais, rassemblement d’écrivains destiné à accueillir les littératures à forme contrainte. « L’Oulipo a posé le garde-fou de la contrainte, qui vous empêche de faire n’importe quoi. Je n’ai jamais été pour tout casser. On peut aller très loin en variant beaucoup mais sans tout mettre en morceaux. » Au risque d’enfermer la poésie et, au final, de l’appauvrir ? Pas du tout. « Queneau a dit une chose très importante « Il n’y a plus de règles depuis qu’elles ont survécu à la valeur.“ À partir du moment où toutes les règles poétiques ont étés cassées, avec le vers libre par exemple, le poème n’est plus une valeur sûre : Si vous écrivez en alexandrins, vous n’êtes aujourd’hui plus sûr que cela va être reçu comme quelque chose de valable. » Alors que faire ? « Faire autrement, pas de réaction mais une substitution à la tradition classique. » Quitte, parfois, à aller voir ailleurs.

Au Japon par exemple, l’autre terre poétique de Roubaud. Ici encore, les nombres se trouvent sur le chemin. « J’admirais beaucoup un mathématicien, Claude Chevalley, et je voulais travailler avec lui. On m’avait dit qu’il avait découvert le jeu de Go au Japon mais qu’il ne trouvait pas de joueur en France. Et l’on m’avait prévenu : “- Il a un jeu de Go dans son bureau, si tu ne sais pas ce que c’est, c’est fichu !“ Je me suis donc mis à jouer pour pouvoir travailler avec lui, ce qui est arrivé ! Puis je me suis intéressé à ce qu’il y avait autour du Go. Dans le commentaire des parties, des poèmes anciens étaient souvent cités. J’ai trouvé ça très étonnant. Je me suis lancé. » Il n’apprend pas la langue, mais apprivoise le lexique réduit, à peine 400 mots, de cette poésie classique et se passionne pour le renga. Une forme plus ancienne et plus longue que le haïku, fruit d’un travail d’écriture collective aboutissant à une chaîne de poèmes très codifiée. Une tradition en mouvement, qui transcende le simple moment de la composition. « Les poètes de la grande époque de la poésie Japonaise classique, du XI ème au XII ème siècle, ne détestent rien de plus que d’être qualifiés d’originaux. Quand ils le sont, ils essayent de le cacher en reprenant les syllabes des poèmes précédents et les réorganisent, en apportant juste leur touche. Une manière d’inscrire leur nouvelle composition à toute une ligne antérieure. C’est ce qu’ils appellent une variation allusive. »

Point commun entre tous ces poètes, tous ont fait le choix d’un « style ». Un mélange thématique et formel aux dénominations étranges, comme, par exemple le Mono no aware, « le sentiment des choses ». Le style de prédilection des poètes ermites tel que Kamo no Chōmei que Roubaud apprécie particulièrement. « C’est le style de l’émerveillement de la nature, cette émotion que, chaque année, des millions de japonais éprouvent face à l’éclosion des fleurs de cerisiers. » En 1969, il écrit un recueil en prenant le Mono no aware comme guide. « J’ai livré non pas ma traduction, mais ma version empruntée de 143 poèmes, où je n’ai respecté ni la rime ni la place des vers dans le poème. » Une interprétation nouvelle, réglée pour sublimer ce respect des mots en et au-delà de nous. Une relation qui touche au sacré pour celui qui se revendique agnostique. « Dans la poésie médiévale, il est frappant de voir un balancement constant chez les poètes qui déclarent à un moment qu’il est vain de vouloir faire de la poésie et qu’il vaut mieux suivre la voie de la religion et qui, ensuite, affirment que si la poésie est bien faite, c’est exactement la même chose. »

Un face à face avec la langue qui le pousse à participer à la traduction de la bible Bayard en 2001 : Le livre des Nombres, évidemment, mais aussi, surtout, L’Ecclésiaste « Un livre qui est immédiatement accessible à n’importe qui au monde, croyant ou pas. » Une entreprise prenante mais fascinante. « Durant ce long travail, j’avais, dans l’oreille, l’écho des japonais. Il y a un rapport particulièrement frappant entre la poésie sacrée de L’Ecclésiaste et la poésie de Kamo no Chōmei. Le même type de réaction désespoir / espoir face à la vie, exprimé le plus parfaitement possible pour moi. Dans Qohéleth, on voit bien ce qui va différencier l’agnostique du croyant. C’est le dernier moment où se fait le pas de la croyance, lorsqu’il dit « le monde est épouvantable, que vas-tu faire ? ». Chacun a sa manière de se satisfaire de ce constat lucide. Pour Qohéleth, la réponse est : relie-toi à Dieu. Pour les mathématiciens, l’élément de certitude peut être dans ce travail sur les objets mathématiques. Pour moi, ce n’est pas la religion, c’est la poésie. Quelque chose qui permet d’atteindre à autre chose qu’à l’impossible du monde.» Alors sans plus attendre, il est temps de partir, pour explorer encore. Le lendemain matin, Jacques Roubaud s’envolera au Japon pour de longues vacances, nous laissant en écho un sourire chaleureux.

Stéphane BATAILLON

Repères

1932 : Naissance à Caluire-et-Cuire, dans le Rhône

1958 : Après un doctorat, débute sa carrière de professeur de mathématiques à l’Université de Rennes et Paris-X

1966 : Membre de l’Oulipo, coopté par Raymond Queneau

1967 : E, Gallimard,

1969 : Petit traité invitant à la découverte de l’art subtil du go (avec Pierre Lusson et Georges Perec), Bourgois

1970 : Mono no aware (le sentiment des choses), Gallimard

1983 : Décès de sa femme, Alix Cléo Roubaud

1986 : Quelque chose noir, Gallimard

1989 : Début de la publication du grand incendie de londres

1990 : Thèse sur la forme du sonnet français de Marot à Malherbe, Grand prix national de poésie.

1999 : La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Gallimard.

2009 : le grand incendie de londres, Seuil

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Péripéties d’un songe

le grand incendie de londres, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2 064 pp, 39 euros.

La dissolution, Ed. Nous, 544 pp, 42 euros

Cinq livres, cinq « Branches » regroupés dans un épais volume. Plus une dernière partie, La dissolution, publiée il y a un an chez un jeune éditeur. Le « Projet » littéraire de Jacques Roubaud semble donc se terminer. Rien à voir, pourtant, avec ce qui était prévu. Peu après le suicide de son frère, un rêve, en 1961, lui indique qu’il doit se mettre à l’écriture d’un récit gigantesque. Un roman d’une ambition folle. Le titre lui en est même livré « Le Grand Incendie de Londres ». Que doit-on y trouver ? Un ensemble le plus cohérent possible de ses travaux de poésie qui aurait constitué un tout, un grand poème de poème, des mathématiques, et un récit capable de rivaliser avec les grands romans. Pendant vingt-cinq ans, il l’élabore et continue de le rêver. Jusqu’à en écrire enfin un plan détaillé… qu’il jette à la poubelle une fois achevé. Il renonce, définitivement.

Mais un autre drame joue le rôle de déclencheur. Le décès de sa femme, Alix, en 1983. Deux ans plus tard, il substitue à son projet une nouvelle aventure, moins ambitieuse et construite en opposition à ce projet avorté : Il n’y aura pas de plan.

Il en découle un journal protéiforme, écrit au jour le jour, mêlant souvenirs, listes, poèmes, réflexions critiques autour de la poésie, des mathématiques sans oublier un traité sur le croissant parfait. Beaucoup d’anecdotes et de miscellanées aussi, aux intentions très variables, comme la recette précise de la fabrication d’une gelée… allégorie de la composition de la prose : « si la prose est réussie, elle gèle ! » La première partie paraît en 1985, sous le même titre que son roman inachevé, cette fois sans majuscules. Un livre-univers que l’on pourrait croire fou, et peut-être illisible, si une chaleur constante et un esprit ludique n’en étaient les principes. Roubaud, livrant peu de ce qui fait sa vie au delà de ses écrits, cet incendie n’a que l’apparence d’une autobiographie, plus proche des mémoires à la manière médiévale, qui ne retiennent qu’une partie de ce qui s’est passé, celle qui a trait au but que l’auteur s’est fixé de raconter et de transmettre. Bonne idée de l’éditeur, intégrer, entre chaque branche, articles parus sur l’œuvre et entretiens donnés à la presse. Autant d’ouvertures pour replonger ensuite dans ce festin de jeux, d’incessantes découvertes et d’émerveillements. Un pur régal.

S.B.

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Le regard et l’absence

Alix Cléo Roubaud, Journal, Seuil, Coll. Fiction & Cie, 240 pp, 26,90 euros.

C’est un journal, intime. Non pas découvert, mais ouvert après la perte de l’être aimé. Celui de la femme de Jacques Roubaud, Alix, photographe partie trois ans à peine après leur mariage, des suites d’un asthme grave porté depuis l’enfance. Elle avait 31 ans. Des mots sortis du temps qui frappent avec la force de paroles nouvelles, auxquelles celui qui reste ne peut pas répliquer. Roubaud décide de le publier une première fois en 1984. Il le réédite aujourd’hui, accompagnés de nombreuses photographies. L’écriture éclaire d’une lumière crue l’intimité d’une femme et d’un couple en construction, à l’inverse de la démarche pudique du grand incendie. « Que nous soyons la chambre noire l’un de l’autre » écrit-elle. Son style a l’exigence nécessaire pour éviter la gène qu’on pourrait éprouver à se trouver si proche. Elle écrit sans espace entre les ponctuations. Pour ne pas avoir à reprendre son souffle, pour économiser les instants d’une vie que, parfois, elle voudrait maîtriser jusqu’à la destruction. Avec Bach en fond sonore et une référence constante au style poétique japonais du Rakki Tai, celui « pour maîtriser les démons ». Celui du deuil et de la mélancolie. Jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la douceur des gouffres. Ça vient de lui. Ou d’elle. Plus si évident.

Des mots violents et durs. La poésie, ici, calme rarement les jours. Mais quelques phrases, qui laissent supposer le bonheur éprouvé. Bonheur, un mot trop coloré pour les beaux clairs-obscurs de ces reproductions. Car le livre vaut aussi pour les photographies. Faites de répétitions, de superpositions, elles nous invitent au ballet d’Eros et de Thanatos dans une danse de regards et d’absences. Des images qui, pour Alix, ne captaient leur souffle de vie qu’au moment du tirage, dans le silence du studio. Savourer cet instant pur là, au moins. « Il me fallait une maladie mortelle,ou répertoriée telle,pour guérir de l’envie de mourir. De la manière la plus oblique,organique,lente,j’ai inventé,en quelque sorte,ma maladie. -et celle dont je guérirai. » Terrible ambiguïté d’une dernière phrase. Photographier pour mettre l’amour à distance, pour mieux le contempler. Ce fameux « amour de loin » si cher aux troubadours.

S.B
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Les dernières pistes du rêve aborigène

La Croix, 5 novembre 2009

Dans un livre-enquête minutieux, l’Australienne Chloe Hopper dresse le terrible constat de la condition des Aborigènes. Le lent déclin d’un peuple à force d’humiliations

Chloe Hooper, Grand Homme, ed. Christian Bourgois.Palm Island, île australienne aux allures de paradis située au nord du Queensland. Sous les palmiers luxuriants vit une population aborigène dont les ancêtres furent déportés par les colons anglais au XIXesiècle. La journaliste Chloe Hopper ignore presque tout de ce peuple lorsqu’elle arrive de Melbourne pour couvrir une affaire qui secoue l’île depuis des semaines.Tout a commencé le 19 novembre 2004, au matin. Le brigadier-chef blanc Chris Hurley embarque Cameron Domagee, un Aborigène en état d’ébriété. Tous deux ont 36 ans. L’un a rapidement gravi les échelons de la police, l’autre, comme 90 % de la population, est au chômage. Il a depuis longtemps échangé ses rêves contre de la bière et du goom, mélange d’eau et d’alcool à brûler. À sa descente du fourgon, Domagee frappe Hurley au visage.

Les deux hommes entrent dans le commissariat. La porte claque. Quarante minutes plus tard, Domagee est retrouvé mort dans sa cellule, le foie éclaté. Un «EVREG», «événement regrettable» pour la police. Une bavure pour les habitants de l’île. Celle de trop, venant après la mort de plusieurs centaines d’Aborigènes en détention. Hurley, à l’imposante carrure, est tout désigné pour endosser le rôle du Grand Homme, figure malfaisante, mélange local du Yéti et du croquemitaine.

Paradoxe, la bavure n’a rien d’un crime raciste, et le brigadier-chef, bien que souvent violent, était jusqu’ici plutôt connu pour son respect et ses efforts envers la communauté. Mais, une semaine plus tard, c’est l’émeute. Le commissariat flambe. Les policiers sur place manquent de se faire lapider. Raid ultra-violent et arrestations en retour. Les médias nationaux s’emparent de l’affaire.

Trois mois après le drame, Chloe Hopper atterrit donc à Palm Island. Au fil d’une procédure qui s’étendra sur deux ans et demi, elle part à la rencontre de ce peuple enlevé à sa terre. Exil inconsolable, tant ce sol est, dans la mythologie aborigène, le lieu où sont tracées les pistes du rêve. Une mémoire sacrée, collective et incarnée qui se manifeste dans chaque pli de montagne, dans chaque coude de rivière. Sans terre, plus de rêve, donc plus d’identité.

Happée par cette histoire, Hooper devient familière de cette «île d’enfants volés». Si la journaliste s’attache aux protagonistes, dont Élisabeth, la sœur de la victime, elle tient à conserver la distance, à poser les questions, à confronter les faits. Ceux de l’affaire, mais aussi ceux d’un mode de vie dévasté qu’elle ne soupçonnait pas. Sans chercher à masquer une certaine candeur, elle nous pousse à plonger dans ce quotidien jusqu’à en éprouver une sorte de terrible résignation.

D’un style fluide, elle établit ainsi le dossier accablant mais sensible du fait divers, étape par étape : enquête préliminaire, instruction et, en 2007, procès. Le premier de l’histoire mettant en cause un policier pour mort d’un Aborigène en détention. Activement soutenu par les syndicats de police, Hurley s’en sort. Non coupable.

Le reportage de Chloe Hopper est triste, parce qu’il témoigne de la fin des chants. En 1850, jusqu’à cent langues aborigènes différentes étaient parlées dans le seul Queensland. Il en resterait moins de vingt à présent. Ces chants, qui pouvaient autrefois guérir les malades, ne sont plus opérants. Les rythmes du monde moderne les auront recouverts, sans offre d’échappatoire. Sauf à risquer l’emprunt des toutes dernières pistes où nous guide l’auteur.

Celles de la politique de «réconciliation» initiée il y a dix ans dans le pays. En 2008, le premier ministre australien a présenté les excuses officielles du pays aux générations aborigènes pour les souffrances infligées par les déportations. Une voix d’aujourd’hui pour apaiser les plaies et redonner l’estime.

Stéphane Bataillon


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Lautréamont, œuvres complètes

La Croix, 29 octobre 2009
Comte de Lautréamont. Dès son pseudonyme, emprunté au noble héros d’un roman d’Eugène Sue, Isidore Ducasse met au défi son lecteur. L’auteur des Chants de Maldoror s’amuse avec lui, le perd dans un immense univers d’images surgissantes. Un jeu qui annonce par avance ceux des surréalistes. Pour en distinguer les règles et tenter la confrontation, cette nouvelle édition de la Pléiade sait qu’un rigoureux appareil critique, même modernisé, n’est pas un atout suffisant. Dans une astucieuse dispersion du regard, le volume propose donc en complément les diverses lectures que l’œuvre a suscitées depuis sa parution : Breton, Aragon, Camus, Gracq, Le Clézio, Sollers… Si on a pu parler de « cas Lautréamont », ces textes démontrent bien qu’il n’y a pas de « cas ». Il y a juste des mots, drôles, ravageurs et cruels. Ces mots simples à l’extrême qui font la poésie. S.B

Lautréamont, œuvres complètes, édition établie par Jean-Luc Steinmetz. Coll. Bibliothèque de la Pléiade, ed. Gallimard, 848 pp. 35 euros (jusqu’au 31 décembre 2009).

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Comme un rêve suspendu

La Croix, 27 août 2009

Entre espoir et fureur, Colum McCann replonge dans le New York du milieu des années 1970 en suivant l’extraordinaire traversée du funambule Philippe Petit entre les Twin Towers

En ce matin du 7 août 1974, les New-Yorkais pensent être frappés d’hallucination collective : un homme marche dans le ciel. Le funambule Philippe Petit vient de s’élancer sur un câble tendu entre les deux tours du World Trade Center. Maintenu en équilibre par un simple balancier, il danse dans le vide à 400 mètres d’altitude. Un songe éveillé, dans une Amérique qui sort d’un cauchemar. Une période noire marquée par l’assassinat de Kennedy et par la guerre du Vietnam. Deux jours plus tard, le 9 août, le président Nixon démissionnera à la suite du scandale du Watergate, et les Twin Towers, tout juste sorties de terre, deviendront les symboles d’un tout nouvel essor. Mais aujourd’hui, c’est lui, Philippe Petit, qui incarne avant d’autres le rêve d’un avenir. En bas, dans la chaleur étouffante, la foule retient son souffle.

L’exploit, récemment retracé dans un documentaire (1), sert également de trame au cinquième roman de l’Irlandais Colum McCann. Il en retrace chaque étape en y mêlant les récits de vie d’une dizaine d’habitants imaginaires de la mégapole. Prêtre, juge, artiste ou prostituées, rien, a priori, ne semble les rapprocher. Changeant de style pour chaque histoire, McCann renforce cette impression et paraît alimenter le mythe d’une ville saturée et violente, où personne ne s’arrête jamais. « New York. Tous ces gens. Vous êtes-vous jamais demandé ce qui nous fait tenir ? », s’interroge l’un des personnages.

Pourtant, tous vont se croiser et se rejoindre, attirés par l’énergie folle d’une cité qui dévore l’espace et a pour objectif de soumettre le temps, dans un instant présent qui durerait toujours. Car au-delà de l’histoire et de la ville, une expérience commune les rassemble, celle de la déchirure : Claire, face à la perte de son fils mort à la guerre, assourdissant silence dans les appartements feutrés de Park Avenue. Tillie, prostituée, qui n’a pas réussi à sauver sa fille des souteneurs du Bronx ; ou encore Corrigan, un prêtre-ouvrier qui a contracté un « pacte avec Dieu pour mieux repousser le désir » jusqu’à rendre impossible l’éclosion de l’amour. Pour eux, le temps s’est suspendu, hypothéquant l’avenir.

L’écriture de McCann n’est jamais flamboyante, il n’en a pas besoin. Ces bribes d’existences ne prétendent pas rivaliser avec le coup d’éclat du poète funambule. Colum McCann désire juste transcrire avec fidélité ces voix qui menacent de rompre et risquent, chacune à leur niveau, une exclusion du monde. Ce monde qui a trahi toutes leurs illusions et leurs rêves de justice. L’auteur leur offre une chance de recréer un lien en prenant comme prétexte l’incroyable événement. Comme si, le temps d’un livre, rêve et réalité jouaient à se confondre.Un fil, donc, qui traverse le ciel. Unique trait de pinceau traversant la toile vide. Une forme d’invitation pour voir que, tout près, il reste des espaces libres. Qu’il faut les admirer pour mieux les investir à la seule condition de se poser un peu. Tel Fernando, jeune photographe qui cherche avec passion les graffitis cachés au plafond des tunnels du métropolitain. Explorant toujours plus les entrailles de la ville, il refuse lui aussi qu’elle limite ses désirs, entrave sa liberté.Juste au milieu du câble, le funambule s’arrête. Reste immobile quelques secondes puis s’allonge doucement pour regarder le ciel. Il croit entendre monter les cris de la foule. Il sait avoir trouvé le silence parfait. En conquérant l’espace, il vient de réussir, volontairement cette fois, à suspendre le temps. Pour le lecteur, bien sûr, un autre bruit résonne. Une autre déchirure qui court en filigrane. L’effondrement des tours. Le mythe d’une Amérique invincible a implosé le 11 septembre, renversant notre monde. Certains y ont même vu une fin de l’histoire. Pour McCann, au contraire, « la littérature nous rappelle que toute la vie n’est pas déjà écrite : il reste tant d’histoires à raconter ». Ce roman en est la preuve. Une parabole pour accepter le délitement. Une approche lucide du lent travail de deuil, nécessaire et possible, pour distinguer ce qui subsiste. Pour découvrir, une fois la poussière retombée, que tous les liens rompus sont devenus racines. Et que l’on peut y puiser la force de reconstruire.

Stéphane Bataillon

(1) Le Funambule (« Man on Wire »), lire La Croixdu 20 décembre 2008

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Adonis, au risque du mouvement


La Croix, 18 Juin 2009

Dans un livre d’entretiens avec sa traductrice, le grand poète arabe Adonis ressuscite la poésie préislamique pour appeler à une révolution face à l’imbrication des pouvoirs

Ce n’est pas sur un long fleuve tranquille mais sur un champ de bataille que nous entraînent ces entretiens. Dialoguant avec la psychanalyste Houria Abdelouahed, sa traductrice en français, l’une des grandes voix de la poésie arabe contemporaine jette un regard impitoyable sur l’état d’un monde qu’il chante depuis plus de cinquante ans.

Si Adonis, né en Syrie au début des années 1930, a choisi le nom d’un dieu païen pour pseudonyme, ce n’est pas un hasard. Il dénonce ici avec force la confusion de la religion et du politique dans le monde musulman. Une situation qui entraînerait l’immobilisation complète de la structure sociale. Il en appelle à une séparation radicale et originale entre les deux pouvoirs.

Elle seule serait selon lui capable de redonner de l’espace au mouvement en autorisant le progrès et la démocratie. Mais sa critique porte plus loin, et rejette l’idée même du monothéisme. Pour le poète, attiré par Nietzsche et une spiritualité mystique dont il prend soin de «mettre de côté l’idée de Dieu dans son acception religieuse», le monothéisme empêcherait toute possibilité d’innovation. Rien de moins.

Sans être aveugle face aux obscurantismes secouant notre temps, et sans minorer le contexte particulier d’où émerge cette voix, on pourra protester contre cette vision réductrice d’un monothéisme privant intrinsèquement l’homme de sa liberté intérieure.

Mais en rester là nous ferait passer à côté du véritable projet de l’auteur. Car cette critique radicale sert avant tout à mener son combat en plein cœur du langage.

Une langue «aux ordres», codifiée par les pouvoirs et vidée de sa substance. Dont l’usage le plus haut, la poésie, n’arriverait plus à dire le lien de l’homme à son corps, à la nature et au monde. Une déchirure entre la poésie et la pensée qu’Adonis veut refermer en transgressant les idéologies. Avec panache, mais prenant soin au passage de construire sa légende, il se pose comme le héros capable de rétablir cette parole en réinsufflant du désir dans les mots.

Il a pour lui l’œuvre d’une vie entière consacrée à la poésie.

Exilé au Liban dès 1956, il publie la revue Shi’r qui introduit, non sans oppositions, le poème en prose en langue arabe. En 1968, après la défaite face à Israël, il poursuit son travail de rénovation avec la revue Mawâqif (Positions). Il s’installe à Paris en 1985 et commence la rédaction d’Al-Kitâb (1). Une œuvre monumentale retraçant l’épopée arabe depuis la mort du prophète Mohammed jusqu’à la moitié du Xe siècle. Des vers qui plongent au cœur des violences de cette Histoire pour permettre à d’autres de ses pans d’émerger, au premier rang desquels la poésie préislamique.

Car Adonis ne se bat pas seul. Conscient qu’il «ne peut y avoir une innovation dans une langue si cette rénovation n’a pas ses racines en elle», il revendique une filiation avec les grands poètes d’avant l’islam pour légitimer son action. En parfait connaisseur d’un monde arabe où pèse l’image sacrée du père et où le temps se conçoit en cycle.

C’est l’un des grands intérêts de l’ouvrage que de nous faire découvrir cette poésie saisissante de modernité à travers les portraits de figures comme Imrou’l Qays, Abû Nawâs ou Al Mutanabbî. Rebelles, incessants défricheurs de la langue, en questionnement perpétuel, leurs innovations successives témoignent d’une pensée jubilatoire et toujours en mouvement. Une belle invitation à découvrir leurs poèmes, récemment publiés en français par les deux auteurs (2).

Comme Orphée ramenant Eurydice des enfers, Adonis cherche à tester le pouvoir de son chant sur les dieux. Mais son but n’est pas de détruire un système pour lui en substituer un autre. Il n’aspire qu’à remettre en mouvement ce ferment qu’est la langue arabe, préalable à tout autre changement. Un long parcours, qu’accompagneraient bien ces vers du poète Urwa ibn al-Ward al-’Absî : «Ils me demandent: “Où vas-tu ?”/ Mais comment le poète-brigand peut-il connaître son lieu?» Car Adonis ne se risque pas à percer l’inconnu. Il sait, mieux qu’Orphée, que «la lucidité totale est une sorte de mort» et que seule compte l’avancée sur le chemin. Vivre, sans se retourner.

Stéphane Bataillon

(1) Al-Kitâb (Le Livre), trad. Houria Abdelouahed, Seuil, 2007. Un volume, sur trois à paraître.
(2)
Le Dîwân de la poésie arabe classique, anthologie, choix et préface d’Adonis, trad. Houria Abdelouahed, Poésie/Gallimard, 2008.

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Henry Bauchau, la lente passion du poème

La Croix, 2 avril 2009

La publication de l’œuvre poétique complète de Henry Bauchau éclaire près de soixante ans d’écriture sur le chemin de la découverte de soi

«La poésie dévaste la vie courante, elle la dénude, elle déborde le poète.» Pour Henry Bauchau, l’expérience poétique permet d’atteindre, non sans dangers, le cœur de ce qui nous fonde. Libre à l’auteur de choisir ensuite la technique susceptible de polir cette matière brute remontée. Diariste, dramaturge, critique, romancier, ayant embrassé une carrière de psychanalyste dès la fin des années 1950, Bauchau n’’a cessé de choisir les chemins les plus respectueux des paysages rencontrés pour mieux remonter à sa source.

La publication d’une édition aussi complète que possible de ses poésies surplombe soixante ans d’écriture en 13 recueils dont un d’inédits, baptisé L’Accueil. Un long chemin consacré à l’ouverture aux autres et à leurs différences dont il tire ce constat : «Tu n’es possesseur de rien, il te faut te briser sur le Monde./C’est la loi/C’est l’amour, où tu fus, où tu es accueilli.»

Constat, et invitation lancée à tous les lecteurs du Boulevard périphérique (prix du Livre Inter 2008). Ils découvriront ici l’élaboration d’une parole patiemment mûrie depuis Géologie, son premier livre sorti en 1953. Les deux vers inauguraux disent déjà l’alliance désirée entre le monde sensible, quotidien, et la préoccupation d’un absolu qu’il faudra réussir à nommer au plus juste de soi, sans briser son mystère : «Parfois je me réveille avec un goût d’écorce/en bouche, un goût qui vient de la montée des sèves.»

De l’antique Tyr aux Chars de Budapest, des Negro Spirituals américains à la Chine de Mao en passant par Venise, ses premiers poèmes sont autant d’invitations au voyage. Très tôt, il y rencontre les héros qui nourrissent ses romans et ses pièces : Gengis Khan, Œdipe, Antigone… Il choisit de se mettre dans les pas de ces figures symboliques et leur propose, en retour, d’être leur interprète. Pour qu’elles puissent mieux encore toucher ceux de son temps. «Sur la route d’Œdipe/Antigone est le paysage.»

Clés de l’œuvre en prose, la prolongeant souvent, cette poésie en est aussi l’atelier, le lieu d’où le roman s’élaborera. Tel L’Or bleu, poème publié en 1999, qui initia l’écriture de L’Enfant bleu (2004). Le fulgurant récit transposé d’un adolescent psychotique qui, après quinze ans d’analyse avec Bauchau, réussira à fondre en lui l’enfant bleu.

Cet ami imaginaire et dévorant qui l’empêche d’activer ses puissances. Lentement, il parviendra à exprimer sa voie singulière à travers l’écriture et le dessin. «Ta mémoire endormie sous les eaux/que tu es belle, ma destinée/que ta lumière est belle et comme elle était sous-marine/entourée d’algues et de secrets.» Des secrets à trahir afin de renouer avec soi et les autres.

Car communiquer est avant tout, pour Bauchau, passer du «on» au «je». Ne pas délaisser les amis de chair et de mots qui nous apprennent à vivre, mais réussir à trouver, dans l’observation de son quotidien propre, l’agencement le plus simple pour faire entendre sa voix. Ainsi, les poèmes récents se font plus courts et plus limpides. Ces Succintes par exemple, poèmes minuscules : «Branches émerveillées/Avant la fin de la lumière.»

Besoin d’aller plus vite ? De brûler les étapes pour crier ses découvertes ? Au contraire. Cette passion débordante qu’est pour lui la poésie a besoin de temps. Une denrée dont la rareté au sein de nos sociétés fait craindre à l’auteur la marginalisation du poème. Un risque tangible de désenchantement du monde. En signe de résistance, il confond à l’occasion ce temps précieux avec celui de l’actualité. Ainsi, Petite suite au 11 septembre 2001, s’engage sur la voie du commentaire d’un extérieur immédiat.

«Ceux qui se croient/nos ennemis/et qui partagent/notre/folie d’images/notre/peur de vivre (…)» Mais l’engagement, ici, reste prudent, se gardant de détourner la poésie de son but premier. Juste avant cette plongée dans le réel, le poète prévient d’ailleurs : «Faire/laisser se faire/les gouffres, les ponts/les passages/l’abîme/De jour/tu écris le poème/qui écrit/en toi/la nuit (…)».

Une écoute de soi, condition première qui représente le seul engagement à tenir, jusqu’au bout. Jusqu’à trouver les mots capables de cerner le silence. Jusqu’à trouver ce lieu où établir l’échange. Les figures compagnes n’ont pas disparu. Mais elles ont intimement ressenti, avec leur auteur, la force de telles paroles. «Sur les murailles de Thèbes/Antigone à la lance/avec la pauvreté des mots/et leur désir/de fer».

À 96 ans révolus, Bauchau reconnaît la fatigue et les douleurs du très grand âge. Ce lent naufrage dont il n’hésite pas à dire la tristesse. Reste son désir intact de profiter de la beauté du monde. Contraint à n’écrire qu’une ou deux heures, mais tous les jours, sa parole, resserrée, semble se charger des forces qui auraient pu se perdre. Une parole comme le souffle arrachant à la pierre d’infimes particules.

«Si tu peux/prier/demande une âme vide/attentive/et ne présumant pas de ses forces. Tu sens/et si c’est voir, tu vois/tes branches suivre la courbe/inespérée du vent.» Une fois cicatrisées les déchirures de la vie et le vieux dieu furieux dressé à l’intérieur, il nous délivre alors les ultimes chapitres d’une épopée intime : «C’est au solstice de la nuit/C’est au temps de l’incertitude/Que le grain meurt, que le poète/Marche sur le toit bleu du monde.» Libre à chacun, ensuite, de tenter l’aventure.

Stéphane Bataillon