Chargé de toutes les fautes des hommes, image du diable et de la luxure, le bouc est l’un des animaux les plus mal aimés de la culture symbolique. Une charge un peu trop lourde à porter.
(Article initialement publié dans La Croix le 15 novembre 2025)
Pauvre bouc ! Il aurait pu se contenter d’avancer tranquillement, avec les autres bêtes du troupeau. S’étendre dans les pâturages d’herbe et profiter des jours. Mais le voici chargé de tous les maux des fils d’Israël dès le livre du Lévitique de l’Ancien Testament. Après la mort des fils d’Aaron, qui avaient présenté au Seigneur un feu profane, ce dernier impose les mains sur un bouc destiné au sacrifice et le charge, par ce geste, de toutes les fautes commises. Il l’expédie ensuite, avec ce chargement si lourd à porter, vers la terre stérile du désert, lieu de la désolation et demeure du démon Azazel. (Lv 16,21-22). Ce rituel, shabbat solennel pour les juifs, fixé au dixième jour du septième mois de l’année, deviendra celui du Grand Pardon (Yom Kippour).
Porteur de toute la culpabilité humaine
L’épisode instaure, dans le langage courant, la figure du « bouc émissaire », souffre-douleur auquel les médias ne cessent de se référer au fil des tensions et des polarisations du temps, et que le théologien et philosophe René Girard a profondément exploré au cours de ses travaux sur la violence et le sacré, détaillant le mécanisme de la victime émissaire (lire La Croix l’Hebdo du 31 octobre 2025). « La foule tend toujours vers la persécution », écrit-il ainsi dans Le bouc émissaire (Paris, Grasset, 1982). Il gardera son fardeau jusqu’au Nouveau Testament. Au jour du Jugement dernier, brebis et béliers, animaux diurnes, seront placés à la droite de Dieu tandis que le bouc, animal nocturne, sera placé à gauche, du côté de l’Adversaire. « Toutes les nations seront assemblées devant lui. Il séparera les uns d’avec les autres, comme le berger sépare les brebis d’avec les boucs » (Mt 25, 32-34). Mais les malheurs du bouc ne s’arrêtent pas là.
À partir du Moyen Âge, le bouc continue d’en prendre pour son grade et se retrouve associé à l’imagerie diabolique. Petites cornes, oreilles et pattes deviennent fréquentes, et impressionnantes, dans les représentations de Satan et des rituels de sorcellerie, à l’image de ce grand bouc noir présidant un Sabbat des sorcières (El Aquelarre), peint par Francisco Goya entre 1797 et 1798. Associé à la luxure et à la sexualité la plus débridée, une sculpture gothique de la cathédrale d’Auxerre le représente chevauché par une femme nue, son sang, dans la sorcellerie populaire, servant à la composition d’aphrodisiaque. L’association entre le bouc et le plaisir sexuel remonte loin, puisque Hérodote mentionne déjà le culte sexuel du dieu-bouc dans la ville égyptienne de Mendès, où les femmes se seraient accouplées, réellement ou symboliquement, avec l’animal durant certaines cérémonies. Dans l’imagerie contemporaine, au fil des vidéos complotistes pullulant sur les réseaux sociaux, jouant des peurs et des angoisses, il n’est pas rare de retrouver notre malheureux bouc, sur fond noir et musique lugubre, qui représente des forces satanistes tirant les fils du pouvoir : une référence directe au « Baphomet », terme né dans le milieu occultiste du XIXe siècle, désignant une mystérieuse idole des chevaliers de l’ordre du Temple et charriant toutes les affabulations.
Alors, rien à sauver chez le bouc ? Si. Heureusement, certaines civilisations positivent cette image d’extrême virilité et reconnaissent dans l’animal une force masculine motrice et créatrice. Le char du dieu du tonnerre Thor est tiré par des boucs dans la mythologie nordique et, Ani, le dieu du feu dans le védisme indien, a choisi l’animal pour monture. En Iran, une tradition veut que les hommes viennent frapper à la porte des chèvreries aux premiers jours du printemps, vêtus d’une peau de l’animal pour favoriser la fécondité des chèvres. De quoi redonner un peu de baume au cœur (et d’utilité) à notre bovidé mal-aimé.