(Article initialement paru dans La Croix du jeudi 19 juin 2025)
Le bouddhisme, le judaïsme et l’islam se fondent sur de grands principes pour penser les relations et la place du sacré entre l’homme et le vivant. Leur réflexion peut nourrir le dialogue interreligieux autour de l’écologie.
Depuis la parution de l’encyclique Laudato si’, les travaux autour du rapport entre l’homme et la nature se sont multipliés et les voix de philosophes et d’écothéologiens chrétiens, terme récent et significatif, se font de plus en plus entendre dans le débat public. L’assomptionniste Cécile Renouard, le jésuite François Euvé, Martin Kopp côté protestant ou Michel Maxime Egger sur le versant orthodoxe sont de ceux qui apportent le reflet de leur pensée pour réfléchir à la place du sacré dans cette relation. Mais qu’en disent les autres grandes religions que sont le bouddhisme, le judaïsme et l’islam ? Et sur quels principes dialoguent-elles pour penser ces rapports ?
Bouddhisme : un lien de causalité et d’interdépendance profond
Dans le bouddhisme, tous les êtres vivants, humains compris, sont considérés comme fortement connectés. Aucun être n’existe de manière isolée et chaque forme de vie dépend des autres pour sa propre existence, avec une similitude entre la nature de l’esprit de chaque être et la nature extérieure.
Ce principe d’interdépendance (ou pratityasamutpada en sanskrit) explique pourquoi les actions d’un individu, bonnes ou mauvaises, ont des répercussions sur l’ensemble du cosmos. « Par exemple, pour les humains, il est impossible de survivre sans oxygène, et cet oxygène est fabriqué par d’autres espèces que la nôtre (plancton, arbres…), explique Jigmé Thrinlé Gyatso, moine bouddhiste, poète et coprésident de l’Union bouddhiste de France. Il faut accepter cette interdépendance afin de s’accorder au cours naturel des choses, avec humilité. »
La prise de conscience de ce lien induit qu’il faut prendre soin du monde pour prendre soin de soi. « Prendre soin de soi, c’est ne pas être égoïste, cette attitude qui, avec sa soif de richesses, de possessions et de confort, amène les êtres humains à négliger, à abuser et à détruire les merveilleuses ressources de ce monde », ajoute-t-il. Ce continuum explique aussi l’absence de hiérarchie entre les espèces. Non-théiste, la tradition bouddhique ne parle pas de « création » dans le sens divin mais plutôt de « coproduction conditionnée » : rien n’existe de manière absolue ou éternelle, que ce soit dans le monde ou dans nos existences.
« Si création il y a, c’est celle de notre propre esprit… C’est lui qui crée le bien et le mal, qui détermine nos comportements bienveillants ou malveillants envers les autres êtres et envers la nature, précise Jigmé Thrinlé Gyatso. Ce qui nous est enseigné, c’est que toutes les souffrances viennent de la recherche du bonheur égoïste ; et que tous les bonheurs viennent de la recherche du bonheur d’autrui». Une loi de causalité reconnue par tous les courants du bouddhisme. « Si on n’a pas conscience de ces actions et de ce qu’elles entraînent, nous sommes dans l’ignorance, de laquelle découle le désir insatiable, la convoitise et tant d’autres émotions nocives pour notre mental, notre santé et notre planète, ajoute-t-il. Le bouddhisme nous invite à évaluer avec sagesse ce que va entraîner telle ou telle action, c’est-à-dire à agir en connaissance de cause. En cultivant le renoncement au superflu. »
Judaïsme : l’homme économe des ressources
Dans le judaïsme, la responsabilité de l’homme est rappelée, comme pour les chrétiens, dès le premier livre de la Thora, Bereshit (Genèse) : l’homme est placé dans le jardin d’Éden «pour le cultiver et le garder» (Gn 2, 15).
« Leo’vda (travailler en hébreu) ou Leshomra (préserver) la terre constituent un double impératif», explique Myriam Ackermann-Sommer, rabbine appartenant au courant juif orthodoxe moderne et cofondatrice de la communauté Ayeka basée à Paris. « On pourrait aussi dire : “Ne travailler la terre que dans la mesure où on la préserve.” C’est un premier principe pour freiner nos élans vers l’exploitation maximaliste, sans penser à l’épuisement des ressources. En tant que gardien, nous avons le devoir de faire en sorte que ces ressources ne soient pas mises en danger. »
La seconde idée forte est un commandement interprété dans le Talmud, le Tza’ar ba’alei chayim, qui souligne l’importance d’éviter de causer de la souffrance inutile aux animaux. « Il s’agit de souffrance non nécessaire. L’abattage rituel ne rentre pas dans ce cadre, mais cela interdit la chasse ou la torture de ce que nous appelons les animés non humains. Un très beau texte du rav Samson Raphaël Hirsch dit que, même dans la destruction d’un moucheron, il y a quelque chose qui nous affligerait. L’idée est que toute destruction de vie devrait nous interpeller. »
En pivot de cette éthique du vivant figure un principe de gestion des ressources. Basé sur un verset du Deutéronome (20, 19), Bal Tash’hit ( « ne pas gaspiller, ne pas détruire », en hébreu) se fonde sur l’interdiction de détruire les arbres fruitiers, lors du siège militaire d’une ville, « car l’homme est lui-même un arbre des champs », détaille Myriam Ackermann-Sommer. « L’homme faisant partie de la nature, il n’a le droit ni de la détruire, ni de la mettre en danger, ajoute-t-elle. Dans le même ordre d’idée, la tradition veut que, pendant les trois premières années de la production d’un arbre, ses fruits ne doivent pas être touchés pour laisser à la nature le temps de se développer, restreignant la toute-puissance de l’homme sur elle. On appelle cette attente la mitzva de orla »
Un dernier principe relie enfin, à l’image de Laudato si’, éthique environnementale et justice sociale : c’est celui du « tikkoun olam », « la réparation du monde ». Un appel à l’action pour rendre le monde meilleur en participant à son équilibre, originellement brisé. « Une tradition liant ces deux justices pourrait être la Shmita, l’année de jachère, qui permet à la terre agricole de se reposer et de se régénérer tous les sept ans. Dans cette période, tout le monde peut accéder aux champs et se servir. Elle devient un bien commun, sans propriétaire. »
Islam : un dépôt pour soigner la terre
Le Coran avance lui aussi l’idée d’une alliance primordiale. « Lorsqu’il crée le monde, Allah confie un dépôt – le terme arabe est “Amana”» – au règne minéral, aux cieux, à la terre et aux montagnes. Mais ils en ont peur, raconte Omero Marongiu-Perria, sociologue et théologien musulman (1). C’est l’être humain qui va accepter ce dépôt, qui représente la responsabilité du soin à apporter au monde. »
Cet engagement vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis du monde fait écho au passage de la Genèse indiquant que l’être humain a le pouvoir de dominer les autres créatures « Mais dans une perspective coranique, il y a plus l’idée de facilitation : l’être humain a reçu une capacité à agir dans le monde que n’ont pas les autres êtres créés. Son rôle est d’œuvrer pour préserver les équilibres. »
Un terme est souvent utilisé pour résumer cette mission : celui de khalifa, qui peut se traduire par vicaire ou gardien. « Ce terme est très profond en arabe. Il peut désigner celui qui vient à la suite de Dieu sur terre, le lieu-tenant, mais aussi signifier la transgression ou le désordre, avec la force destructrice de cette puissance déposée lorsqu’elle est utilisée de façon dévoyée. »
L’idée du rapport de l’homme avec les autres êtres vivants a beaucoup évolué au gré des recherches et des réflexions des intellectuels musulmans. Dans son « Livre des animaux » ou « de la création animée », le savant et théologien Amr Al-Jâhiz (776-867) pose la souffrance animale causée par la surexploitation des humains comme une faute morale.
Ibn Khaldoun (1332-1406), pionnier de l’historiographie et de la sociologie, pose quant à lui un continuum entre les règnes minéral, végétal et animal, qui se termine avec les primates, puis les humains. « Il ne s’agit pas de faire du darwinisme avant l’heure, mais cela témoigne de l’idée d’une même dimension sacrée entre ces règnes, sans limites claires. Alors que la chrétienté a connu à l’inverse une rupture à la fois épistémologique et théologique entre l’être humain et le reste de la création. »
Récemment, un texte a fait date parmi les penseurs musulmans. Édité à l’issue de la sixième session de l’Assemblée des Nations unies pour l’environnement, à Nairobi en 2024, Al Mizan (la balance, en arabe) a été suscité par l’influente Fondation islamique pour l’écologie et la science environnementale (Ifees), créée au Royaume-Uni en 1994 par l’écothéologien sri-lankais Fazlun Khalid.
« C’est, en une centaine de pages, le pendant musulman de Laudato si’, estime Omero Marongiu-Perria. Avec l’idée que Dieu nous demande d’être vertueux tous ensemble pour préserver les équilibres de la planète et combattre les systèmes de transgressions. »
Une chance pour le dialogue interreligieux ?
Pour tous, l’écologie est ainsi devenue un sujet transversal susceptible d’enrichir le dialogue interreligieux. « C’est un bon terrain d’entente qui permet les initiatives communes, reconnaît Myriam Ackermann-Sommer. Le consensus est possible sur l’importance des enjeux, mais pas forcément sur le degré d’urgence. »
« Il y a de nombreux points de concorde, confirme Jigmé Thrinlé Gyatso. Mais il subsiste dans le christianisme cet a priori de Dieu et de la hiérarchisation de la création qui ne trouve guère d’écho dans le bouddhisme. »
Pour Omero Marongiu-Perria, « les différences théologiques existeront toujours, mais le fait d’accorder au monde une valeur intrinsèque, indépendamment de l’intérêt que les hommes retirent de son exploitation, traverse toutes les traditions. »
Le principal enjeu porte sur les difficultés de l’action concrète : « Certains discours vertueux ne sont pas toujours faciles à tenir localement, devant une autorité politique qui peut être dictatoriale. Ne pas cautionner la déforestation, l’exploitation des hydrocarbures, le meurtre et les expulsions des petits propriétaires terriens signifie parfois mettre sa vie en jeu. » Un chemin exigeant à poursuivre, en affinant toujours plus les conditions de l’action humaine sur l’environnement pour éviter l’irréparable.
Stéphane Bataillon
(1) Auteur du livre L’Islam et les animaux (Atlande, 2021)