UPPLR #133 : L’amant (III), par Christine de Pizan

Non contente de me refuser
Votre cœur, de vous montrer sévère,
Voilà que vous voulez m’éloigner
De l’amour, dame que je révère,
Cette foi qui m’est tellement chère,
Que je vous ai jurée infinie :
Nous deux, c’est à la mort, à la vie.

Eh bien, je consens d’y consacrer
Mes jours douloureux passés sur terre,
Quoi que vous exprimiez. Sans tricher,
Je vous dis : je serais mis en bière
Plutôt que de faire marche arrière.
Cette foi ne peut m’être ravie :
Nous deux, c’est à la mort, à la vie.

Si c’est là vainement s’amuser,
Si, malgré les regards, la manière
Et les bontés dont je peux user,
Je n’obtiens rien de ce que j’espère
De vous, vous par qui ma fin dernière
Vient, d’abdiquer, je n’ai nulle envie :
Nous deux, c’est à la mort, à la vie.

Est-il juste, prince, le calvaire
Enduré pour ma passion entière ?
Ma vie en doit être anéantie.
Nous deux, c’est à la mort, à la vie.

Christine de Pizan (1365-1430)
Cent ballades d’amant et de dame. Nouvelle traduction du moyen français par Bertrand Rouziès-Léonardi, Lurlure, 260 p., 21 €.

Au début du XVe siècle, après de nombreuses guerres et dans une misogynie grandissante, l’amour courtois, la fin’amor, a perdu de sa superbe et de sa délicatesse. Une femme lettrée née à Venise, Christine de Pizan, décide de prendre la plume pour conter les tourments et les joies d’une relation amoureuse de son temps. Un jeu de la séduction mené pour une fois par une femme qui, au fil des vers, ne cède plus si facilement aux avances, souvent bien trop insistantes, de son amant. Chef-d’œuvre de la poésie classique, ces cent ballades, alternant les tentatives dudit amant et les réponses de ladite dame, sont revivifiées par cette nouvelle traduction qui s’attache à rendre toute la modernité de cette écriture hardie.

Stéphane Bataillon
(Initialement paru dans La Croix n°133 du 20/05/2022)