Chawam

1.
Un nouveau témoin de votre histoire vient de s’en aller. Tous ont parlé. De l’Égypte, d’Héliopolis, de l’éducation jésuite, de cette propension à toujours considérer les deux pôles extrêmes d’une question. Moyen de ne jamais rien trancher pour les uns, élévation spirituelle pour les autres.
Je nous y reconnais tant.

L’encens envahit l’église Saint-Julien-le-Pauvre. Je t’aurais entendu soupirer. Tu m’aurais donné une petite double-pression sur le bras pour me faire comprendre que tu attendais dehors.
Après ton éducation chez les Frères, tu étais devenu athée. Tu avais « eu assez de messes pour le restant de tes jours. »

2.
Sur ton lit d’hôpital, tu m’as chargé de dire à ma grand-mère que tu l’avais beaucoup aimée. Loin de porter le poids de cette mission, la confidence complice avait donné des ailes à ton messager.
Elle avait souri en silence.

Je regarde ma mère. Je me rapproche d’elle. Je te revois sourire. Tu me fais une petite double-pression sur le bras.

3.
1964
. Héliopolis. Un ami du ministre de l’Intérieur, avec qui tu joues au bridge, t’a prévenu. Tu es sur liste noire. Les mabahess te surveillent. Il ne veut pas t’affoler, mais tu devrais partir. Quitter l’Egypte, avec ta famille. T’empresser.
L’autre jour, déjà, la police a frappé à la porte. Ce n’était que la voisine qui s’était plainte du piano trop fort. Mais vous étiez blêmes. Peu importe le motif de ces dénonciations. Vous êtes des Chawam.
Tu reviens de l’usine. Tu lui dis : Maintenant, c’est ma vie ou ton confort.
Après et malgré tout.

4.
Ma grand-mère me prends le bras dans les allées du Père-Lachaise. Le serres. Très fort.
– Quelle abomination !
– La pluie ?
– Non, les tombes. Je ne supporte pas les cimetières. Vous disperserez mes cendres. Sous un chêne, c’est magnifique… Pas de tombe. Mon père est mort quand j’avais six ans. On ne m’a rien expliqué.
Retrouver le récit de ces exils contés dont ce pays de sable a asséché les larmes.

5.
Ma mère est issue d’une famille syro-libanaise partie d’Alep jusqu’en Égypte au XIXème siècle. Un pays où l’on vivait ensemble en ayant l’élégance de s’estimer sans se confondre. Sa communauté, les Chawam ou « gens du Levant » est une minorité chrétienne de rite grec melkite-catholique. Faisant souvent partie de la bourgeoisie, ils furent contraints de fuir le pays à l’arrivée au pouvoir de Nasser. Partir. Vite. Plus ou moins violemment. Les Chawam se retrouvèrent au Canada, au Liban, en France.
Pour d’autres exils et pour d’autres joies.

6.
Chawam. Ça ressemble au nom d’une tribu indienne. J’en imagine les chants, les cris de guerre, les danses autour du feu. J’aime. Ça claque, Les Chawams.
Ces mots tissent des liens. Ceux de longues retrouvailles, l’évocation de lieux que chacun imagine avec ses propres plats. Ces petits mots d’arabe qui sonnent comme une chanson et terminent les repas par un dessert sucré.
A t-il fallu la naissance d’un fils ? L’installation dans cette ville, chaleureuse et complexe, où je me sens si bien ? Ou bien des attentats impliquant ces pays pour confirmer la chance d’être né sur ce sol ? De manier cette langue devenue l’essentiel de mon apport au monde ?
Je n’avais pas encore stoppé le vent du sable pour l’entendre vraiment. Était-ce naturel, ‘ya Ommi ?
Suis-je un Chawam de Montreuil ?

7.
Quelques années de plus. Tu as Je vais me faire baptiser. Protestant. Dans cette religion d’éthique et d’épure que j’aime depuis l’adolescence. Qui, d’amis en amours, a accompagné mon éclosion. Je suis au carrefour de quatre christianismes. Héritier de ces parfums d’orient, nourri de la force des textes de Jean Chrysostome, « bouche d’or » et des pères du désert, je travaille à La Croix, quotidien catholique. J’ai mille doutes qui persistent, nourrissent mon écriture et avive ma passion pour l’écriture et les spiritualités dont j’ai décidé de faire ma spécialité, en lien puissant avec la poésie. Je suis heureux de cette liberté nouvelle. Quand je t’annonce ma décision, sans m’attendre à rien, au soleil du jardin du Luxembourg, tu t ‘écris « Mais c’est formidable, je suis si contente ! » Je te demande, surpris, si c’est important de croire, pour toi. Tu me dis « oui, très. C’est pour cela que j’ai pu vivre seule. Je regarde la messe chaque dimanche ». Tu me parles de l’Egypte, de ta rencontre avec Maurice Zundel. Tu es heureuse que quelque chose de cela se transmette dans la famille. Rien que pour ce moment, je me dis que j’ai fait le bon choix.