Cinq pas dans le sable

Parution de « Cinq pas dans le sable », phoenix-19dans le nouveau numéro de la revue Phœnix, consacré à Bruno Doucey.

Cinq pas dans le sable / Géopoétique du Livre des déserts*

Devinez, devinez, quelle est la blessure de la Terre ?
Le ravin.

Devinette Touareg

 

1. Rencontrer

De l’eau et de la roche. Les éléments premiers pour rêver les frontières d’un pays à bâtir. En suivant l’érosion, des montagnes du Jura jusqu’aux premières dunes. Car il faut partir loin pour revenir heureux.

Endosser tout d’abord l’habit de Capitaine. Avec les cicatrices qui rallieront les autres. Ceux qui aimeraient apprendre à lire toute la carte. Recruter l’équipage de ce vaisseau de sable sur une mer de mots. Mille pages aussi fragiles qu’un grain mû par le Sirocco. La mission est immense : charrier les paroles.

Arriver à ses portes, sans gonds et sans serrures. Ce serait trop facile. Reporterait encore nos culpabilités. Alors s’engager libre. Et en l’état.

 

2. S’éblouir

Désert vient du latin deserta. « un lieu inhabité, une région abandonnée ». Par qui ? Pour qui ? Ont-ils été sur place, ceux qui choisirent ce terme ? On se met à douter face à tant d’évidences.

Extirpant l’ombre, les mots, ici, se battent comme les enfants. « Boum boum, t’es mort, c’est moi le plus fort ! » jusqu’à la tasse de thé qu’ils se partageront. Chacun sait qu’en cas de guerre, une de celles qu’ils n’auront pas voulu, ils seront les premiers sur le champ de bataille. Sous le regard des mousses, des insectes endurcis, et d’une végétation qui s’y adaptera, ils devront s’affronter dans deux camp arbitraires. Les mots tonitruants, ceux qui peuvent de leur force lever toutes les tribus contre ceux, plus intimes et friables, d’un chant à peine murmuré. Comme deux usages du monde. Dans les deux directions qu’autorise le vent, seul arbitre d’un conflit dont la langue est l’enjeu. Les vainqueurs seront ceux qui cerneront le silence.

Mais il y aura du sang. Beaucoup de sang. D’un rouge bien différent de celui de cette roche quand le soleil se couche. Ici, l’urgence est manifeste et seule la patience compte. Alors ils jouent le temps. Comme ils le peuvent, mais d’une assurance folle.

Lui, qui pensait apprendre aux autres, essaye juste de comprendre. Observe sans parler.

 

3. S’installer

Les voyages sont les leurres d’une présence immobile seulement recouverte d’une trop forte lumière. Juste remonter le fleuve pour découvrir l’enfant qui se rêvait aimé. Sous le soleil de plomb, inventer le projet qu’il voudrait proposer. Quelque chose qui pourrait nous éviter le pire : s’annexer à cette terre pour proclamer l’accueil des poésies du monde. De leurs essences, de leurs énergies. Elles y trouveraient à la fois le refuge et le lieu pour préparer demain. Elles prendraient ce maquis jusqu’à la fin des jours. Au regard de tous. Car ces combats sans fin y ont leur part de joie.

 

4. Conquérir

Il y a des phrases douces comme un gâteau de miel. Pour mieux concurrencer la chaleur et le vent. Pour entrer avant eux au coeur de la roche et pour s’y rafraichir avant l’assaut final. Pas un conquistador. Pas d’anéantissements bruts. Pas de prises de place. Cela est inutile, car le sable recouvre, ne laisse rien perdurer. Sauf ce qui doit rester hors de portée des hommes. Pas de Dieu. Mais la preuve plus grande que nous devons savoir tenir notre place. Belle. Mortelle.

Et pourtant le désir de dépasser le temps. Il faut alors se fondre et accepter l’ennemi. L’indifférence du souffle à tous les stratagèmes. À toutes les séductions. Révéler une légende. Raconter ce qui est, et ce qui en fût fait. Essayer de rallier toutes les voix alentours pour transmettre ces secrets visibles à bouche nue. Quelque chose de la dune. De sa chaleur gorgée qui n’épargne personne. Sauf peut-être ces larmes, juste aux coins de leurs yeux, qui ne perleront pas. Une sorte de nostalgie par anticipation. Alors, seulement, nous pourrons être. À notre place.

 

5. Se trouver

En hébreu, désert se dit Midebnar. S’écrit avec les mêmes consonnes que davar, « parole ». Une langue asséchée jusqu’à sa matière brute. Un matériau magique qu’aurait utilisé les savants alchimistes. Al chémia. La chimie première. L’intuition d’une matière qu’on ne pourrait réduire plus. Dans ce laboratoire à ciel ouvert, l’économie des gestes et le manque de salive imposent de bien choisir la lettre à énoncer. Elle peut anéantir toute autre démonstration et réaliser l’oeuvre. Ou bien se perdre.

Dire qu’un poème est aussi fort qu’un acte est encore se méprendre sur sa nature profonde. Ici, le poème est l’acte. Celui qui résistera. Aux dunes, au vent, à sa montagne tout là-bas. Ce soir, après la troisième tasse, il lira le plus beau et le prononcera vers ceux qui de leurs mains tendent une poignée de sable.

 

* Le livre des déserts, sous la direction de Bruno Doucey, coll. Bouquins, Ed. Robert Laffont, 2006.

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