L’informatique libre, renfort de la démocratie

(Article initialement paru dans La Croix du 2/02/2022)

Dans un monde numérisé où les risques de manipulation de l’opinion sont réels, les logiciels libres aident à remettre la technologie au service de l’action citoyenne.

Le 11 janvier dernier, la commission présidée par le sociologue Gérald Bronner remettait à Emmanuel Macron un rapport très médiatisé, Les Lumières à l’ère numérique. Trente pistes pour résister à la désinformation en ligne qui, à côté de mesures de régulation des plateformes, mettent l’accent sur le besoin de travailler à partir de données et de logiciels libres.Des solutions numériques où les données et les codes sources des programmes informatiques (leurs recettes) sont mis à disposition pour être librement audités, copiés, exploités et améliorés collectivement.

Grâce à ce principe, de grands projets, comme le moteur de recherche Firefox ou l’encyclopédie Wikipédia ont pu naître. Ils sont aujourd’hui particulièrement pertinents dans le processus d’évolution de nos démocraties. « Cette transparence est essentielle. Car ceux qui écrivent les logiciels écrivent la loi d’usage, explique Pierre-Yves Gosset, délégué général de Framasoft, principale association de promotion des logiciels libres. À partir du moment où les processus démocratiques deviennent aussi numériques (le vote électronique aux États-Unis et peut-être demain en France), comprendre le fonctionnement du code et réfléchir sur son usage est essentiel, même avec des notions basiques. Comment, sinon, bien analyser des phénomènes comme la percée des extrêmes, prospérant à base de tweets clivants et de vidéos courtes, sciemment mis en avant par les algorithmes de certains acteurs pour de pures questions d’audiences et de profits ? »

Une nouvelle plateforme d’éducation aux médias

Indépendant de l’État mais lancé le même jour que la remise du rapport Bronner, De facto est une nouvelle plateforme d’éducation aux médias et de vérification de l’information. Basée sur la solution libre XWiki, elle regroupe l’Agence France-Presse (AFP), les services de fact-checking de rédactions comme Libération, Franceinfo ou 20 Minutes, des chercheurs et étudiants de Sciences Po au travers de son Médialab et de son école de journalisme et des associations d’éducateurs autour du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (Clemi). À côté de nombreux articles de vérification d’informations venant de tous les bords politiques, De facto donne accès à des études, des ressources pédagogiques et des outils comme l’extension pour le navigateur Chrome InVID-WeVerify, qui permet de remonter à la source d’une photo ou d’une vidéo trouvée sur Internet. « Tous nos outils sont libres, précise Dominique Cardon, directeur du Médialab de Sciences Po. Chacun peut, s’il le veut, enrichir De facto, voir en créer sa propre version. Cette participation est centrale car c’est elle qui oblige au pluralisme et à la diversité. » Des outils suffisants pour éviter la diffusion de thèses complotistes ? « Il est probable que le fact-checking n’ait pas d’influence directe sur les gens les plus radicaux, poursuit Dominique Cardon. Mais la situation très majoritaire, c’est l’hésitation. Nous adhérons à l’information par nos conversations. Il suffit que l’un de nos proches, collègue ou ami, soit très affirmatif pour que notre opinion soit chamboulée, et que nous restions sans réponses. C’est en nous mettant en situation d’écrire et de produire des informations que l’on peut interroger chaque argument et entrer dans un véritable échange. »
Un échange à prolonger pour s’impliquer ensuite dans le débat citoyen. De nombreuses solutions libres, à destination des collectivités ou des associations, le permettent. Elles se nomment DemocracyOS, Decidim ou Publik. « Ces plateformes sont des outils puissants qui aident à travailler ensemble, voter un budget participatif, suivre la mise en œuvre de chaque projet. Elles s’adaptent en fonction des besoins, sur le type de scrutin par exemple, majoritaire ou à majorité simple », détaille Pierre-Yves Gosset, qui a lancé avec Framasoft de nouveaux outils d’aide à la décision collective, Framavox et Mobilizon, des alternatives aux événements Facebook. « L’idée est née pendant les marches pour le climat de 2018. Nous voulions un outil modulable pour se rassembler et s’engager, garantissant le respect de la vie privée et ne se servant pas des données collectées pour nous proposer d’autres choses, fussent-elles des actions militantes » explique-t-il.

L’affaire Elyze, le « Tinder » de la présidentielle

Elyze est un autre exemple frappant de l’intérêt du libre. Début janvier, cette application est devenue en quelques jours la plus téléchargée de France, permettant de tester son affinité avec les propositions des candidats à la présidentielle à la manière de l’application de rencontres Tinder. Mais de nombreuses anomalies, faussant les résultats, sont détectées. Face à la bronca, les deux co-créateurs d’Elyze, François Mari et Grégoire Cazcarra, rendent le code de l’application public sur la plateforme spécialisée GitHub. Les erreurs de programmation sont rapidement identifiées et corrigées avec le concours de la communauté informatique. « Les logiciels libres sont des outils nécessaires pour une démocratie vivant à l’ère numérique », réagit Pierre-Yves Gosset. Mais la technologie ne fait pas tout. « Certes, dans ce cas, la publication du code a empêché des dysfonctionnements. Mais je n’ai pas envie de vivre dans un monde où les données que je fournis induisent ce que je dois acheter ou pour qui je dois voter. » Pouvoir débattre et refuser en amont une innovation lorsqu’elle contrevient à notre éthique ? Un beau défi pour nos démocraties.

Stéphane Bataillon

LA BATAILLE DES FAKE NEWS

Sans remonter au Moyen Âge où l’on parlait déjà de « faux bruit », la circulation des « fake news », nouvelles fallacieuses ou infox en français, a changé d’intensité depuis la campagne présidentielle américaine de Donald Trump en 2016.
Souvent pointés du doigt, les réseaux sociaux n’en sont pas les seuls responsables. En décembre dernier, NewsGuard, plateforme spécialisée dans l’analyse de la fiabilité des sites d’information, pointait les dix sites francophones ayant le plus colporté d’infox durant l’année 2021. Ils émanent de l’extrême droite (Breizh-info, TVLibertés), de la sphère d’influence russe (Sputnik, RT France, Planetes360) ou exploitent la crise sanitaire
(Le Libre penseur, Les Moutons rebelles), la palme revenant à Francesoir.fr, site tirant profit des derniers souvenirs du quotidien mythique des années 1950, disparu en 2011.
Autre élément amplificateur, des relais à forte audience : des chaînes d’opinion ou certaines personnalités, qui manient les fausses informations pour produire du clivage et faire polémique.
« À la longue, cette vision de la réalité se retrouve dans les sondages et force une représentation qui ne se retrouve pas dans les chiffres mais occupe les plateaux télé », explique Dominique Cardon, directeur du Médialab de Sciences Po. Cette « mise en accusation » des fake news tend à définir un camp du rationnel et un camp de l’irrationnel, ceux qui ont une mauvaise interprétation de la réalité, poursuit Dominique Cardon : « Il est probable que le partage d’informations erronées soit moins lié a un problème de crédibilité qu’à un problème d’idéologie. Ceux qui les partagent utilisent ces informations pour tenir des propos autour de valeurs qu’ils défendent. C’est une forme de guerre de position. » Dans ce contexte, des solutions techniques et éthiques, les logiciels libres, pourraient être d’efficaces armes de résistance.

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