Entretien avec Nathan Devers : « Le métavers porte la promesse métaphysique de devenir quelqu’un d’autre »

(Entretien initialement paru dans La Croix l’Hebdo n°159 du 25 novembre 2022.)

Nathan Devers, jeune auteur remarqué de 24 ans, est normalien, agrégé de philosophie et éditeur de la revue La Règle du jeu. Il explore dans son dernier roman, Les Liens artificiels (finaliste du Goncourt des lycéens), les possibilités et les limites des métavers, en prenant en compte ses implications spirituelles.

La Croix L’Hebdo : Dans votre dernier roman, vous nous projetez dans un métavers, L’Antimonde, où, sous le couvert de l’anonymat, nous pouvons créer des avatars, des Antimoi, et nous inventer une autre vie qui semble sans limites. Quel a été le déclic pour l’écrire ?

Nathan Devers : J’ai eu l’idée d’écrire ce livre au moment du premier confinement de 2020. J’étais seul. J’ai d’abord cru comme tout le monde que ça allait être une expérience d’enfermement. Mais ça a été le contraire : une expérience de connectivité permanente, avec les réseaux sociaux en surchauffe, une explosion des liens et des mondes parallèles numériques. Je me suis dit qu’on arrivait à un moment où l’humanité avait pour la première fois les moyens technologiques de se passer du réel. J’ai ressenti un grand vertige, un vertige très romanesque.

Cette double vie virtuelle est à la fois terrifiante et attirante. Comment expliquer cette ambivalence ?

N. D. : Il y a vraiment deux types de réaction : refermer le livre et se dire qu’il n’y a de paradis que dans le réel. Mais d’autres personnes m’ont dit avoir hâte que cet univers existe. Ce roman n’est pas une charge contre les nouvelles technologies. Je prends au sérieux la promesse numérique, celle du virtuel, celle des réseaux sociaux, pour la peser dans tout ce qu’elle entend apporter à l’humanité. J’ai moins essayé de décrire ce qu’était le métavers en tant que tel que d’explorer ses potentiels. Je ne saurais vous dire s’il y a un vrai marché. Peut-être que Mark Zuckerberg va se ratatiner et faire faillite. Il n’en demeure pas moins, me semble-t-il, que notre société, en tout cas en France, en Occident, serait tout à fait capable, pour bien des raisons, de rentrer dedans. Elle est déjà en crise avec la réalité.

Le métavers deviendrait alors une fuite du réel ?

N. D. : Oui, tout à fait. Le métavers ne porte pas seulement une promesse technologique, mais aussi, clairement, la promesse métaphysique de devenir quelqu’un d’autre. Ce que je trouve extrêmement romanesque dans la vie, ce n’est pas tellement d’étaler le récit de nos identités et ce qu’on en fait, mais au contraire d’imaginer ce que j’appelle notre Antimoi : toutes nos identités manquées, l’individu que nous n’avons pas pu être, soit parce qu’on ne l’a pas voulu, soit parce qu’on l’a rejeté, soit parce qu’on n’a pas pu faire advenir ce désir d’être quelqu’un d’autre.

C’est la promesse de la meilleure version de nous-mêmes ?

N. D. : En tout cas, c’est la version autre. Cela réactive la thématique du double, déjà très ancienne dans la littérature. Prenons le personnage de Don Juan. Sa vérité se trouve chez Sganarelle, qui est précisément son contre-modèle. S’il fallait définir le réel, on pourrait dire que c’est ce qui tranche entre tous ces possibles. Finalement, le métavers, c’est au contraire l’absence de limites. Une multiplication infinie du réel, pour le meilleur et pour le pire.

Dans votre Antimonde, la règle de l’anonymat est posée comme un absolu. Or cette question du respect ou non de l’anonymat va être au cœur des réflexions sur ces nouveaux mondes.

N. D. : C’était une option un peu étrange. La seule qui ne soit vraiment pas vraisemblable dans mon roman. Il y a même fort à parier que, du fait des pressions politiques, on en arrive à interdire l’anonymat. Je tenais vraiment à faire ça parce qu’il me semble qu’aujourd’hui, quand on parle des réseaux sociaux, on en parle souvent surle mode du narcissisme. J’essaie de prendre le contrepied pour décrire au contraire un usage du numérique qui me vide de moi-même, qui me rende insignifiant et qui m’empêche même de m’exhiber. Je tenais à cette règle de l’anonymat pour montrer que cette virtualisation de l’existence est une anonymisation de l’existant. J’imagine un temps où l’humanité n’aura plus rien à raconter et où elle sera, comme mon personnage, avachie chez elle à ne rien faire. Les humains n’auront même plus envie d’exhiber leur vie sur Instagram ou sur Facebook ni de donner leur avis sur Twitter parce qu’ils seront vides d’eux-mêmes. Ils deviendront eux-mêmes des antihumains.

On pourrait finir par se sentir plus vivant au travers de son avatar que dans sa vraie vie ?

N. D. : Je pense que les utilisateurs du métavers seront des gens avec un besoin d’aventure, frustrés par le réel et qui recherchent encore un lieu de départ, ce lieu que le philosophe Michel Foucault appellerait un « espace outre », une atopie, un lieu sans lieu. Il y a une forme de transfert. Mon personnage se rend compte que ce lieu est un lieu d’émancipation absolue, que le réel a été profondément injuste et violent avec lui et qu’il va pouvoir se libérer littéralement, d’où l’attachement qu’il va cultiver envers son avatar. Il préfère s’investir dans son envers plutôt que dans son endroit. Mais cette émancipation passe par cette aliénation première qui est de renoncer à son corps, de renoncer à être heureux de manière incarnée.

La promesse du métavers, n’est-elle pas avant tout celle d’abolir toute limite ?

N. D. : Tout à fait. Le métavers, c’est à la fois l’homme qui devient démiurge de son propre univers, qui se met à imiter Dieu, et à la fois celui qui se libère de l’entrave de son corps, qui ne devient plus que son âme. D’ailleurs, mon personnage se suicide dès les premières pages du livre. On peut expliquer ce geste de deux manières : autodestruction ou libération, parce qu’il juge que, entre son moi et son Antimoi, c’est l’Antimoi qui compte, à savoir la pure âme. Pour moi, cette promesse de pouvoir sortir de son corps est un leitmotiv christique : ne devenir qu’âme, ce que l’Évangile appellerait « un corps glorieux », c’est-à-dire vraiment un corps sans matière. Il y a un rêve qui est presque de nature religieuse derrière tout cela.

Est-ce que ces lieux virtuels pourraient voir l’émergence d’une nouvelle religion ou une réinvention du religieux ?

N. D. : C’est une question très belle et très difficile en même temps. Que le métavers soit une expérience de nature religieuse, j’en suis vraiment absolument persuadé. Le roman d’Ernest Cline, Player One, adapté par Steven Spielberg au cinéma, montre très bien à quoi ressemblera un métavers mais passe totalement à côté de sa dimension religieuse, de sa pulsion spirituelle. Le philosophe américain Liel Leibovitz, dans son roman God in the Machine, montre précisément que la révolution numérique est une expérience qui consiste à incorporer une nouvelle divinité à l’intérieur de la mécanisation et de l’innovation technique. Il ne s’agit pas d’une nouvelle religion, mais bien de la réactivation de la pulsion métaphysique, ou en tout cas du désir apocalyptique de paradis. Je dédie mon roman à Heidegger, parce que toute sa pensée de la technique, notamment dans LePrincipe de raison, c’est d’estimer que les révolutions technologiques émanent toujours d’une mutation philosophique qui a eu lieu parfois même des millénaires auparavant. Il me semble que le métavers est non pas une forme d’avatar du christianisme, parce que cela ne voudrait rien dire, mais une nouvelle forme d’eschatologie, de ce discours sur la fin d’un monde qui est le nôtre.

Propos recueillis par Stéphane Bataillon

Les Liens artificiels, Albin Michel, 336 p., 19,90 €