UPPLR #154 : Le premier geste, par Lu Ji

Le poète est au centre
de l’univers
et médite l’énigme

et trouve sa subsistance
dans les chefs-d’œuvre du passé.

En étudiant le passage des quatre saisons
nous soupirons ;

en contemplant ce qui relie entre elles toutes choses,
nous apprenons
les voies innombrables du monde.

Nous portons le deuil des feuilles arrachées
par les mains cruelles de l’automne.

Nous glorifions chacun des tendres
boutons du printemps.

Les gelées de l’automne font frissonner le cœur ;
les nuages de l’été peuvent élever l’esprit.

Apprendre à réciter les classiques,
chanter selon la claire vertu
des vieux maîtres.

Explorer les trésors des classiques
d’où naquirent forme et fond.

Ainsi mû, je pose mes livres
et me munis de ma plume
pour composer ce poème.

Lu Ji

Wen Fu, Essai sur la littérature
Adapté du chinois en anglais par Sam Hamill,
traduction en français par Alexis Bernaut, Manifeste, 56 p., 7 €

Écoutez ce poème (lecture Stéphane Bataillon) :

Le Wen Fu, ou Essai sur la littérature, est un texte important de la poésie chinoise. La place de son auteur, le poète Lu Ji (261-303), est comparable à celle d’Aristote pour l’Occident. Il condense en 16 poèmes les secrets de l’écriture poétique classique. Ou comment faire naître une parole nouvelle dans le respect des vers anciens, assurant ainsi conjointement la transmission d’une génération à l’autre et l’innovation au creux de chaque vers. Ce petit trésor est ici adapté, pour la première fois en français depuis 1948, par le poète Alexis Bernaut, d’après la traduction anglaise faite par un troisième poète, l’Américain Sam Hamill (1943-2018). Ce dernier avait délibérément transformé le texte initial en un grand « poème lyrique occidental ». Ces adaptations successives, loin de rendre le propos confus, décantent et clarifient ces poèmes, nous les rendant plus familiers et utiles pour se mettre, à son tour, à écrire. Au-delà des siècles, l’entreprise vient ainsi heureusement démentir l’une des strophes du Wen Fu : « Le poète dans le silence/cherche un ami/mais n’en trouve pas. »

Stéphane Batailllon

(initialement paru dans La Croix l’Hebdo #154)