Aragon, derniers infinis

Article initialement paru dans le cahier Livres & idées de La Croix du 21 décembre 2022.

Les Chambres
de Louis Aragon
Gallimard coll. « Blanche », 80 p., 12 €

Les Adieux et autres poèmes
de Louis Aragon
Poésie/Gallimard, 272 p., 9,90 €

Aragon, l’homme au gant suivi d’Impair et passe
de Jean Ristat
Éd. Manifeste, 150 p., 8 €

Le 16 juin 1970, Elsa Triolet s’effondre. Elle succombe à une attaque cardiaque dans le parc de la propriété de Saint-Arnoult qu’elle occupe avec son mari, Aragon, tous deux formant l’un des couples littéraires les plus flamboyants du XXe siècle. Pour celui qui fut pendant quarante-deux ans Le Fou d’Elsa, le temps s’arrête net. Dans leur maison, ancien moulin aujourd’hui transformé en musée, le calendrier est toujours resté ouvert à cette date funeste.

En 1970, Aragon est déjà septuagénaire. Pris à partie par la génération d’étudiants de Mai 68, il est considéré par beaucoup comme un homme du passé, figure du militant communiste passionnément engagé, souvent jusqu’à l’aveuglement. Ses romans au style éblouissant comme Aurélien ou la Semaine sainte, ses articles dans Ce soir et ses poèmes, dont certains ont si intimement accompagné la Résistance, chantés par Léo Ferré, Georges Brassens ou Jean Ferrat, brillent certes encore, mais son œuvre est derrière lui. Beaucoup de critiques considèrent la mort de son grand amour comme le point quasi final de l’œuvre de ce génie du style.

Il existe pourtant un « dernier Aragon », que plusieurs publications viennent éclairer à l’occasion des 40 ans de sa disparition. Dans Les Chambres, recueil publié en 1969, juste avant la mort d’Elsa, il fait déjà le bilan d’une vie. Et s’il s’amuse encore des mots et de leurs rencontres incongrus, le monde et ses circonstances semblent s’y annuler. « J’ai des yeux pour pleurer/Quelle que soit la chambre/les plafonds s’y ressemblent/Pour être malheureux. »

Par la suite, ses derniers poèmes lui permettent de déployer une énergie nouvelle. Aimant à s’afficher dandy, revêtus lors de ses apparitions télévisées de masques inquiétants, il réinvente son style. Un « style de vieillesse », comme le reprend Olivier Barbarant, éditeur de ses Œuvres poétiques dans la Pléiade, qui perce dans le recueil Les Adieux qu’il présente en Poésie/Gallimard. Des derniers textes publiés en 1981, accompagnés d’autres poèmes plus anciens dédiés aux peintres ayant imagé sa vie : Malkine, Picasso, Chagall ou Klee.

Le lyrisme d’Aragon, autrefois fluide et lumineux, laisse place à la fracture, au blanc, au reflux nécessaire pour observer un temps décorrélé de lui. « Jeunes gens qui parlez tout bas/Quand je passe/Écoutez s’éloigner mes pas (…) / Je n’ai pas besoin qu’on se tasse/J’arrive à l’heure ou l’on s’en va. » Les échos de l’Histoire, autrefois source première de l’énergie des phrases, se font ici plus sourds, laissant l’espace nécessaire pour retrouver une place et un sourire d’enfant. « J’ai fait l’abandon du bonheur/Il s’est assis/Ailleurs/Il attend/comme un gamin pour la première fois sur les bancs/de l’école. »

Dans l’Homme au gant, l’écrivain Jean Ristat, exécuteur testamentaire du couple mais surtout compagnon d’Aragon durant ses dix dernières années, offre un témoignage touchant sur cette période. Dans ces pages issues d’une conférence et d’un entretien également mené par Olivier Barbarant, affleure un Aragon assumant une homosexualité esthète, qui oscille entre découragements et fulgurants regains d’énergie créatrice. Celui-là même qui nous lègue avec Échardes, ensemble de poèmes brefs placés dans Les Adieux, une des clés de son désir toujours renouvelé : « Crois-moi/Rien ne fait si mal qu’on pense. »

Stéphane Bataillon