« Les Fleurs rouges » de Yoshiharu Tsuge, les rêves d’un évaporé

Critique parue dans le cahier Livres&idées de La Croix le jeudi 14 mars 2019

Mêlant onirisme et réalisme, les récits d’un auteur phare du manga moderne dépeignent un peuple ordinaire résistant à la modernité par l’usage de la discrétion.

• Les Fleurs rouges (Œuvres 1967-1968), de Yoshiharu Tsuge, Traduit du japonais par Léopold Dahan, Cornélius, 264 p., 25,50 €

Un homme et une femme contemplent un pêcheur en haut d’une montagne. S’échangent quelques mots face à la mer. Se donnent rendez-vous. S’attendent. Se complimentent avec pudeur et nagent ensemble. Presque rien. Une romance banale entre deux personnages dont on devine une vie sans fard. Aucune chance de devenir des héros. Sauf dans les histoires de Yoshiharu Tsuge, l’un des fondateurs du manga destiné aux adultes dans les années 1960.

Ce récit de quelques pages, « Paysage de bord de mer », est l’une des douze histoires courtes composant Les Fleurs rouges, premier des sept volumes de ses œuvres en français. Cette publication aura mis dix ans à aboutir. Tsuge avait jusqu’ici refusé toute édition de ses mangas à l’étranger. Seule exception : L’Homme sans talent, dernier chef-d’œuvre réalisé en 1985 avant son retrait définitif de la profession, récemment édité chez Atrabile.

Une ambition littéraire assumée
C’est une grande découverte. Découverte d’un univers, mais plus encore, d’un mode de vie. Car toutes ses histoires nous emportent chez ceux que l’on appelle là-bas des « évaporés » : mendiants, familles muettes, femme indépendante ou ancien marin accidenté et déçu par la vie, ils s’installent discrètement dans une petite maison, une vieille auberge ou une station thermale perdue dans les montagnes. Leur seul désir étant de vivre simplement, au rythme des jours et de quelques rituels. Ils ne veulent pas ou plus se faire remarquer, réfugiés dans des endroits que la modernité n’a pas encore atteints. Il y a bien quelques fils électriques entre les maisons, un poste de télévision que l’on devine à l’entrée d’une pension, mais le Japon dessiné par Tsuge pourrait être celui d’un autre siècle.

Des récits condensés en moins d’une trentaine de pages, une ambition littéraire assumée, une narration toujours en suspension et l’exposition subtile des sentiments en guise d’action, rappelant le cinéma d’Ozu. On est ici très loin des normes de l’industrie du manga : des séries à rallonge, mettant en scène des héros sublimant les valeurs d’efforts, de courage et de sacrifice destinées principalement à la jeunesse. Et pour cause : Tsuge, né en 1937, a fui très tôt ce système. Il réalisait tout seul, sans aucun assistant, et à son rythme ses histoires conçues lors de nombreux voyages dans l’intérieur du pays, nourries de ses rencontres et de sa passion pour la mythologie chinoise et japonaise.

Simplicité, solitude et beauté de l’imperfection

Dès le milieu des années 1960, il commence à publier son travail dans le mythique magazine Garo, fer de lance d’un nouveau genre de manga enfin destiné aux adultes, le gekika, qui aborde les conditions de vie d’une population vivant parfois difficilement le coût de la reconstruction et de l’hyper-industrialisation du pays.

Tsuge pousse ce genre à ses limites, privilégiant à la peinture sociale l’anatomie des sentiments, loin des contraintes extérieures, et y introduit un élément totalement nouveau : l’autofiction. Il se met en scène dans plusieurs de ses histoires sous les traits d’un improbable pêcheur-voyageur sans but précis, et brouille la limite entre son œuvre, aux intrigues purement fictives, et son existence. Dépressif durant la majeure partie de sa vie, comme beaucoup de ses héros minuscules, il désirait d’ailleurs plus que tout devenir un « évaporé » et vit depuis de nombreuses années loin de toute médiatisation.

À plus de 80 ans, Yoshiharu Tsuge, plus serein, a donc enfin accepté l’offre des éditions Cornélius de faire découvrir son travail en Occident. Une importante exposition lors du prochain Festival d’Angoulême y contribuera également. Une chance immense tant ses planches explorent de manière singulière comment peuvent vivre les hommes, sans éclats particuliers mais avec la charge émotionnelle de ces choses transmises en l’état, témoins de cette esthétique typiquement japonaise du wabi-sabi mêlant simplicité, solitude et beauté de l’imperfection : un bas-relief en plâtre, une vieille épuisette, ou ce kimono de fleurs rouges gardant sa fraîcheur dans un monde rongé par la rouille.

Stéphane Bataillon

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