Portrait : Réginald Gaillard, forgeron de la langue

Le fondateur des éditions du Corlevour lance une ambitieuse revue de poésie : La Forge. L’occasion d’une rencontre avec un éditeur inspiré qui fait confiance au langage pour nous révéler au plus profond.

Revue La forge n° 2
Éditions du Corlevour, 274 p, 22 €

Entre écriture de poésie, édition de revues et gérance d’une maison d’édition, c’est un mouvement intime, et d’une grande cohérence, que tente Réginald Gaillard depuis plus de vingt ans. Il l’a commencé en 2002, avec la création des Éditions du Corlevour « C’est le nom médiéval de Courlaoux, petit village du Jura de ma famille paternelle », dans le fil de sa conversion du protestantisme familial au catholicisme. Une quête spirituelle qui prend confiance dans la langue. « Cette confiance avait été perdue avec les expériences structuralistes, très intéressantes mais qui faisaient un peu s’effacer l’humain derrière la forme. Il a fallu attendre le retour du lyrisme pour y revenir. »

Pour traduire cet indicible qui le nourrit, il commence par publier une revue, Nunc, qui durera le temps de 50 numéros. « Les revues sont ma grande passion. J’en avais déjà lancé une à la fac. » Magnifiquement illustrée, Nunc proposait d’importants dossiers d’étude consacrés à des écrivains d’hier et d’aujourd’hui comme Etty Hillesum ou Pascal Quignard. L’aventure s’arrête au printemps 2021, « pour laisser de l’espace au renouvellement ». Un espace désormais comblé avec une nouvelle revue, La Forge. Trois épais et élégants numéros par an, recentrés sur la seule poésie. « Parce que c’est pour moi le mode d’écriture le plus fort, absolu, radical. On ne peut pas tricher en poésie. »

À côté de l’édition d’une dizaine de livres par an, Réginald Gaillard alimente La Forge par une quarantaine de voix d’ici ou d’ailleurs, en version bilingue, avec plusieurs pages pour chacune d’elles. Des poèmes, des critiques ou de brefs et stimulants essais sur la fabrique de la poésie. Le numéro 2 accueille ainsi les vers inédits de Matthieu Messagier (1949-2021) « Mon cœur est un échec commercial », d’Étienne Paulin « La nuit est arrivée la première, et tout à trac, on l’entendait d’ici » ou de Nathalie Swan « Quel mot soulever/pour que le frisson/se prête à une histoire ? ». Également au sommaire, une passionnante correspondance d’Antoine Émaz, poète généreux du quotidien, disparu en 2019.

Celui qui est aussi écrivain (son recueil Hospitalité des gouffres, paru chez Ad Solem, lui a valu les prix Verlaine et Max-Jacob en 2021) rejette l’étiquette de poète éditeur chrétien. « Il n’y a pas de poésie chrétienne, il y a de la bonne ou de la mauvaise poésie. Cette dimension est surtout pour moi une exigence vers l’ouverture. Avec La Forge, j’aimerais créer un lieu en commun, au-delà des chapelles du petit monde de la poésie. J’y travaille avec notre comité éditorial de sept personnes. » Il le sait, l’économie d’une revue de poésie est extrêmement fragile. « Nous visons en premier lieu 150 abonnés. Mais cette forme est plus que jamais nécessaire pour l’émulation. » Et pour redonner aux mots toute leur puissance. Chauffés à blanc.

Stéphane Bataillon

(Article initialement paru dans le cahier Livres & idées du quotidien La Croix daté du 18/01/2024)