Un poème pour la route #226 : Pourquoi dire le monde… par Marie Jonqueviel

Pourquoi dire le monde

quand il passe en nous continu
Pourquoi dire le monde
quand il passe en nous continu
nous habite sans
autre demeure que le passage

quel besoin
de nommer l’émoi
du ciel
du corps épris de bleu
et d’air
jusqu’à
oublier qu’il existe oublier qu’il est là

on rêve alors de se dissoudre dans la présence
de tenir tête à l’étirement du temps
et de répondre à l’appel des étangs

derrière la mer

Marie Joqueviel
Devenir nuit,
Gallimard, 96 p., 17 €

Poète et traductrice, maîtresse de conférences en littérature française moderne et contemporaine à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, ayant consacré des essais à Philippe Claudel, Denis Laferrière ou Jacques Réda, Marie Joqueviel déploie dans Devenir nuit, une écriture pour changer les rapports de force. Entre les présents et ceux qui partent. Entre les corps fantômes et les paroles qui pèsent. Entre l’ancre du réel et l’envol des songes. « tu voudrais tant / que ton désir passe dans les mots / comme si / le dire donnait forme à ta nuit ». Une écriture précise et inventive, usant au sein des vers de grands espaces et de grands tirets, pour mieux repousser les limites de la page, augmenter la portée de la voix. Avec une douceur propre aux conversations rares, celles que l’on a, sous la lune, avec nos intimes, elle confie le désir des échanges fragiles. De ceux qui n’ont pas besoin de dire pour nous marquer à vie. Cette « absolue surprise de voir » la vérité de l’autre, de soi. Et pouvoir chuchoter toutes ces choses essentielles avant qu’il ne soit trop tard. « je te garde / en moi comme un morceau de ciel tombé dans mes mains / l’infini invisible au creux de mes paumes / que je rapproche / jusqu’à les joindre pour caresser ton ombre ». Au secret.

Stéphane Bataillon

(Article initialement paru dans La Croix l’hebdo n°226 du 29 mars 2024)